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La question eidétique : qu'est-ce qu'une forme ?

Un triangle, une sphère, une silhouette, une trajectoire, une loi physique, une architecture cristalline, un raisonnement logique, un processus d'autorégulation, une organisation, tout cela est, à chaque fois, une "forme". Mais qu'est-ce qu'une forme ?

Qu'est-ce qu'une forme, au sens le plus général ? Bien sûr, il y a les formes géométriques et spatiales, naturelles ou abstraites : le sphère, le triangle, le tronc d'un arbre, la silhouette d'une femme, la fractale des côtes d'Armorique, etc …

Mais il y a aussi la forme d'une trajectoire, dans l'espace-temps cette fois : la parabole de tir d'un obus, l'ellipse d'une planète, l'itinéraire d'une randonnée à la surface de la Terre, la trace de bave d'un escargot, etc … Ces trajectoires peuvent être généralisées, comme formes, dans des espaces plus abstraits comme la trajectoire des états successifs d'un système dans l'espace des phases, etc …

Il y a encore toutes les structures formelles comme les mailles élémentaires cristallographiques, les architectures organisationnelles, les configurations nucléaires, atomiques ou moléculaires, les vortex fluides, etc …

Il y a enfin les formes processuelles dont les lois de la physique sont un exemple fameux, ou les processus de régulation intracellulaire, ou les structures dissipatives de Prigogine, ou les architectures autopoïètiques de Varela et Maturama, etc …

Ne serait-ce qu'étymologiquement, toutes les idées sont des formes (eïdos, en grec).

 

Etymologiquement, toujours, eïdos, la forme est "ce qui se voit" (par la vision des yeux ou de l'intellect) : c'est l'apparence, ce qui différencie la "chose" de son fond environnemental, ce par quoi elle s'en détache, ce par quoi elle se distingue des autres choses.

La forme fait l'être. Le sans-forme est le vide. C'est la forme qui fait l'existence. Par exemple, on peut sans crainte affirmer que la matière n'est que de la forme figée, encapsulée, emprisonnée.

 

Avant d'entrer dans plus de détails, il faut extraire le terme de sa gangue étroite et poser la morphologie comme la science des formes. On y pourrait distinguer bien des branches comme la morphologie statique (géométrie), structurale (topologie), dynamique (les groupes de transformation), logique (le figures du raisonnement), cosmologique (les lois de la physique théorique), matérielle (les structures des matériaux, des fluides, de la chimie nucléaire et moléculaire, etc …), cybernétique (la logique des processus, régulations, organisations, etc …), et tant d'autres.

 

La forme est le contraire de l'informe, de l'indistinct, du non-repérable.

La forme détermine l'existence et le déroulement du phénomène, elle exprime son identité spécifique, sa logique propre. Le criticisme kantien, on s'en doute, fait découler la forme perçue du phénomène, des formes a priori de la sensibilité de celui qui le perçoit. Mais ce serait là nier la nature intrinsèque de la forme du phénomène (même s'il est vrai que cette forme intrinsèque du phénomène ne sera perçue, plus ou moins fiablement, que si elle est compatible avec les formes a priori de la sensibilité, c'est-à-dire avec les fenêtres et grilles de la perception et de la conception humaines). Mais foin de psychologisme. Qu'elle soit intrinsèque ou perceptive, la forme interpelle et demande définition correcte.

 

On peut parler de forme lorsque l'on peut repérer un schéma relationnel sinon vraiment invariant, du moins plus ou moins stable ou répétitif ou récurrent.

Une forme est une architecture relationnelle c'est-à-dire une logique (statique ou dynamique) du rapport des distances entre les éléments constitutifs du phénomène, quelle que soit la nature de ce phénomène, de ces éléments et de l'espace conceptuel ou mathématique où il se place et où l'on caractérise ces distances.

 

Autrement dit : une forme est un réseau de relations au sein d'un ensemble.

La nature de cet ensemble (points de l'espace, événements, processus, concepts, mots, etc …) et de ces relations (logique, causale, positionnelle, sémantique, équationnelle, etc …) déterminera la catégorie de forme dont il s'agit.

Plus brièvement encore : une forme, c'est un réseau.

Ainsi, la morphologie devient la science des réseaux de relations. Et un réseau se définit, le plus généralement possible, comme un ensemble de relations sur un ensemble d'entités[1].

 

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Puisque toute forme est un réseau de relations, il faut définir ce que l'on entend par relation. On pourrait rendre l'idée de relation par celles de connexion, de corrélation, d'interaction, de liaison, de lien, de reliance, …

 

En suivant Aristote, on pourrait souligner que la forme, donc la relation, ne s'intéresse pas à la substance et s'en distinguerait, donc, pour ne conserver que la structure du réseau relationnel sans se préoccuper de sa matière, abstraite ou concrète.

Prenons un exemple syllogistique emprunté à Lalande : "Tous les métaux sont solides ; le mercure est un métal ; le mercure est solide." Le forme de ce raisonnement est Barbara : "Tous les A sont B ; or, C est A ; donc C est B". La matière est fournie par les concepts : métal, mercure, solide. Les relations mises en jeu dans cette forme nommée Barbara sont : les termes abstraits A, B et C, "tous", "être", "or" et "donc" c'est-à-dire, pour prendre les termes de la logique formelle : des prédicats, le quantificateur universel (tous les), l'équivalence logique (sont, est, être), l'addition logique (or, et) et l'implication (donc).

Cet exemple éclaire le propos, mais le réduit à la seule approche analytique qui consisterait à dresser le catalogue complet des relations élémentaires d'un univers donné et à les combiner en assemblages de plus en plus compliqués. La complexité de cet univers serait alors perdue.

 

Un autre exemple serait offert par une relation algébrique quelconque qui généralise une relation (la forme) entre des nombres en faisant abstraction de la valeur concrète de ces nombres (la matière) ; on passe ainsi de (2+3)²=2²+2.2.3+3² à la forme (a+b)²=a²+2ab+b² . Ici, encore une fois, il suffit de dresser le catalogue complet des opérations arithmétiques (c'est-à-dire le + et le =) pour construire tous les combinats possibles et imaginables, sachant que les mathématiques, par convention, représentent par des symboles synthétiques certaines relations lourdes ; par exemple, elles remplace 2+2+2+2+2+2+2+2+2+2+2+2+2 par 13x2 (la multiplication n'est donc qu'une addition déguisée, comme d'ailleurs toutes les autres opérations arithmétiques même très sophistiquées comme le logarithme ou le sinus ou la dérivée ou l'intégrale, etc …).

 

Les deux exemples précédents, somme toute, relèvent sinon de la philosophie kantienne, du moins de projet kantien de réduire toute forme à un assemblage de relations élémentaires.

Par contre, un poème offre un cas plus intéressant …

D'une part, son texte assemble des mots (la matière) selon de règles syntaxiques (les structures grammaticales) et, éventuellement, selon des règles métriques (le nombre de vers de chaque strophe et/ou le nombre de pieds de chaque vers, le tout organisé selon un ordre conventionnel ou arbitraire) et/ou des règles rimiques (rimes, assonances, etc …).

Mais d'autre part, le poème établit des relations d'un tout autre ordre entre les segments de son texte et des images, émotions ou sentiments mentaux, selon des relations analogiques, symboliques, anagogiques, esthétiques, mystiques, etc …

 

Ces quelques exemples montrent assez que, dans un univers donné, le champ relationnel est souvent infini mais rarement réductible à un catalogue de relations élémentaires et donc non réductible à une analytique relationnelle pré-définissable, échappant ainsi au projet kantien.

 

De façon très générale, dans un univers donné (celui des points de l'espace euclidien, des cellules d'un corps, des mots d'une langue, des acteurs d'une entreprise, des phénomènes de la nature, des prédicats de la logique aristotélicienne, des touches colorées d'une toile de maître, des notes d'une partition, etc …), on dira que deux entités sont reliées si leur évolution dans cet univers est corrélée c'est-à-dire cohérente.

Il y a relation s'il y a cohérence.

Et cette relation sera d'autant plus durable que cette cohérence est résiliente. La définition de la relation nous renvoie, ainsi, à celle de la cohérence … en notant toutefois qu'il ne peut y avoir de relation sans introduction de la notion de durée. Une relation strictement instantanée est purement absurde, dénuée de tout sens logique : il ne peut y avoir corrélation que s'il y a persistance, même très minime, du lien.

 

On se rapproche, là, de la "théorie de la forme" (Goethe, Ernst Mach avant son phagocytage par la psychologie) dont Paul Guillaume[2] (en 1925) écrivait : "Elle consiste à considérer les phénomènes non plus comme une somme d'éléments qu'il s'agit avant tout d'isoler, d'analyser, de disséquer, mais comme des ensembles constituant des unités autonomes, manifestant une solidarité interne, et ayant des lois propres. Il s'ensuit que la manière d'être de chaque élément dépend de la structure de l'ensemble et des lois qui le régissent.  (…) l'élément ne préexiste (pas) à l'ensemble : il n'est ni plus immédiat, ni plus ancien ; la connaissance du tout et de ses lois ne saurait être déduite de la connaissance séparée des parties qu'on y rencontre."

 

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La cohérence d'un ensemble d'entités appartenant à un même univers donné, signe le fait que ces entités connaissent, durant une certaine durée, même très courte, une évolution conjointe.

Cette cohérence peut être forte ou faible, fragile ou pérenne, ouverte ou fermée (c'est-à-dire capable ou désireuse, ou non, d'absorber en elle d'autres entités de cet univers), etc …

Toute relation est une corrélation c'est-à-dire une conjonction dans la durée : la relation traduit des évolutions corrélatives. Les entités concernées forment alors une unité commune qui les transcendent (plus ou moins fortement, plus ou moins durablement).

Il y a relation et cohérence, s'il y a union.

La forme, en conséquence, traduit la nature de cette union des entités du système considéré au sein de l'univers considéré. A remarquer que la nature de cette forme, donc de cette union, peut être négative (donc pas nécessairement fusionnelle) ; par exemple, un groupe de gens dont la règle de vie serait de se tenir le plus éloigné les uns des autres est un ensemble cohérent dont les comportements individuels seront fortement corrélés et dont on pourra même voir surgir des propriétés émergentes.

On peut remarquer, aussi, que deux entités sont en relation, en cohérence, en union dès lors qu'elles ne sont plus autonomes (libres de leurs modalités) ou indépendants (libres de leurs finalités).

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De là une conséquence majeure : puisque dans le Réel, rien n'est indépendant et que tout est interdépendant, on peut affirmer que, dans le Réel, tout est relation[3]. Car au fond, qu'est-ce qu'une entité ou un système d'entités sinon des nœuds de relations, des nœuds d'interactions.

Il faut se rappeler que l'étymologie de "complexe" pointe vers "ce qui est noué ensemble".

L'univers réel est un vaste complexe relationnel, donc, une immense forme complexe.

 

Marc Halévy

Les 23 et 24/12/2011



[1] Le concept "entité" doit être pris ici dans son sens le plus fondamental, dérivant, étymologiquement du latin ens : "étant".

[2] En 1937, il écrivait également ceci, semble-t-il : "Une forme est une autre chose ou quelque chose de plus que la somme de ses parties. Elle a des propriétés qui ne résultent pas de la simple addition de ses éléments".

[3] Je découvre, en ce sens, le livre de Michel Bitbol : "De l'intérieur du monde - Pour une philosophie et une science des relations", que je vais lire dès que possible.