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L'Ivresse : Li-Po

Li-Po est le plus célèbre, le plus poète des moines errants taoïstes qui cultiva, au plus haut degré, l'ivresse. Ivresse mystique !
Au fil du temps, le Tao est devenu aussi - peut-être surtout - un art de vivre. Un art joyeux de vivre. Qui n'a jamais vu ces "bouddhas" aux grandes oreilles - qui n'ont rien de bouddhiste-, rigolards et ventripotents, qui hantent les vitrines et restaurants chinois ? Ce sont des moines errants, taoïstes, amateurs de rire et de vin, grands pourfendeurs des vanités humaines, chevaliers en guenilles des causes philosophiques et libertaires. Li-Po fut l'un d'eux. Le plus célèbre. Le plus poète. Un des plus grands poètes de la littérature poétique chinoise classique. Il vécut au 8ème siècle de notre ère. Il cultiva, au plus haut degré, l'ivresse. Ivresse mystique plus encore qu'ivresse vineuse.

 

Qu'est-ce que la poésie ?

La question est bien moins facile qu'elle n'y parait. S'agit-il  de forme c'est-à-dire de vers et de pieds et de rimes ? Ou s'agit-il de fond afin que ne soit considéré comme poétique que les textes traitant de tels ou tels thèmes ou sujets bien définis ? Ou s'agit-il s'un savant mélange de fond et de forme mais alors selon quelles doses et quels critères ?

La poésie classique française privilégie la forme comme d'ailleurs tous les arts de ce 17ème siècle obsédé de règles; de protocoles et de hiérarchies. Le vers-librisme, fort en vogue au 20ème siècle, n'attache pas d'importance à l'architecture régulière des textes mais y privilégié la musicalité, l'imagination, imagerie, la beauté ou l'originalité du vocabulaire.

N'est-il pas préférable d'abandonner cette vaine recherche d'une définition littéraire et de faire comme le nouveau professeur de littérature, John Keating, incarné par Robin William dans "Le cercle des poètes disparus" : déchirer ces pages académiques visant à réduire la poésie à à ce que voudrait en dire la pure rationalité taxinomique.

Et si la poésie n'était que ce qu'offre un poème … ?

Et si n'était poème que le regard d'un poète … ?

Et si, au fond, la poésie n'était qu'une manière de regarder la vie, le monde, le temps qui passe, les frémissements du corps et du cœur … ?

Si cette dernière idée peut être reçue, alors Li-Po, sans conteste, est un poète car son regard est bien celui de l'âme.

 

Heidegger considère qu'il y a deux langage pour parler des choses et du monde et de l'âme : le langage technique et le langage poétique. Il ajoute, à raison, que toute la Modernité se résume au triomphe du langage technique que le langage poétique. Et en effet, notre petite remarque sur la poésie classique de ces temps de gabegie, de violence et de mépris que fut ce que l'on nomme le "Grand Siècle", n'indiquait que cela : la réduction de la poésie à une simple technique de mise en forme d'une suite de mots. Il suffit de lire "L'art poétique" de Boileau pour comprendre, entre deux bâillements, qu'il n'y a là-dedans pas une once de poésie véritable, mais seulement une virtuosité rimeuse et prosodique.

Ronsard est presqu'oublié. Verlaine et Rimbaud ne sont pas encore. Eluard encore moins.

Bref …

La distinction heideggérienne entre poétique et technique se révèle extrêmement riche et profonde : toute l'histoire périphérique du 20ème siècle signe cette lente et nouvelle force de reconquête du poétique c'est-à-dire de réhabilitation de cerveau droit face à la tyrannie du cerveau gauche rationnel, logique, analytique, cartésien.

 

Est-il possible d'apprendre et d'adopter un regard poétique ? De tout voir et comprendre en poète ? Faut-il, pour cela, renier et rejeter toute approche conceptuelle et systématique ? Faut-il choisir son camp et combattre l'autre ? Faut-il s'amputer une jambe et choisir la claudication éternelle ?

Assurément, il est urgent de réapprendre le regard poétique … et le développer, et l'affirmer, et le confirmer. Mais tout aussi sûrement, il ne faut jamais jeter le bébé avec l'eau du bain.

Réapprendre le regard poétique … Mais quel est ce regard ? Celui de l'âme, écrivais-je plus haut. Mais encore ?

Relisons les "Lettres à un jeune poète" de Rainer Maria Rilke …

Le regard du poète sur une rose se distingue de celui du botaniste en ceci qu'il ne cherche nullement à en décrire les détails, ni à la faire entrer dans les classifications savantes, ni même à en analyser les mécanismes tropiques ou trophiques.

Ce regard poétique est différent du regard technique non en tant que regard, mais en tant que finalité du regard. Ce sont les mêmes yeux qui regardent, mais ils ne cherchent pas du tout à voir la même chose.

Le regard poétique vise la relation bien plus que la chose. Sa question n'est pas : qu'est-ce qu'une rose ? Mais bien : qu'est cette rose-là pour moi ? Ou pour l'univers ? Ou pour Dieu ? Ou pour l'abeille qui s'y pose ?

Le regard poétique unit tout ce qu'il contemple et, finalement, derrière ce regard englobant et organique sur le tissu du réel, c'est ce divin réel même qu'il cherche à atteindre.

Le regard technique décompose, découpe, démonte, analyse. Le regard poétique relie ; il est donc regard intelligent puisque l'intelligence est ce qui relie ensemble.

 

On comprend, je crois, que toute cette longue digression sur la poétique n'avait pour but que de suggérer qu'il y a quasi identité entre regard poétique et regard taoïste. Le Tao est poésie pure puisqu'il est ce qui relie tout, ce qui englobe tout, ce qui anime tout. Le regard taoïste est un regard organique qui prend le Tout comme une tout-unifié, comme un tout-relié. Le regard poétique fait de même et relie l'âme du poète à tout ce qu'il contemple, à tout ce qu'il imagine, à tout ce qu'il crée.

Car la poésie est création et non point invention car, dans l'invention, c'est la solution d'un problème externe que l'on cherche et non la réponse à une quête intérieure.


La poésie chinoise …

Le poème chinois est fait pour être dit, récité, psalmodié, chanté. Il est poème de son et de rythme autant que poème de mots et d'images. La scansion et la prosodie y règnent en maître.

Quand un poète occidental parle de son "chant", il utilise une figure de style. Mais, dans la bouche de son collègue chinois, l'expression est à prendre au sens propre et premier : tout poème est là paroles d'une chanson dont la mélodie s'esquisse déjà au travers des multiples accents toniques de la prononciation correcte des sinogrammes. Accents montant ou descendant, neutre ou combiné. Selon les régions ou dialectes, on distingue de quatre à sept accents par son, donc par sinogramme. Le même son accentué différemment aura un sens totalement différent - ce qui rend la langue chinoise parlée proprement inabordable pour un occidental "normal" … Rappelons que tout sinogramme est rendu par une syllabe unique dans la langue parlée. On comprend alors l'importance des accents et de leurs combinaisons.

 

On comprend aussi que l'art poétique chinois doit jouer, en même temps, sur tous les fronts : les mots, les images, les symboles, les allusions … mais aussi les sons, les rimes, les rythmes, les allitérations, la suite des accents et leur mélodie … à quoi, pour faire bonne mesure, il faut encore ajouter l'esthétique graphique intrinsèque des sinogrammes utilisés et, pour couronner l'ensemble, la calligraphie (dont il existe plusieurs styles classiques dont mon préféré : le style "herbes folles") du poème qui, alors, devient œuvre picturale d'ailleurs souvent ornée d'une aquarelle à l'encre de Chine. Son, image et texte : on approche là de l'art total, de l'art complet, de l'art intégral.

 

Cette approche globale a été conservée - comme beaucoup d'autres choses - par la tradition zen au Japon. En particulier, il existe, dans l'Empire du Soleil Levant, une catégorie poétique particulièrement singulière et qui prolonge parfaitement la philosophie poétique chinoise. Il s'agit du Haïku.

Tout haïku est structuré de même manière en trois vers de cinq, sept et cinq pieds respectivement.

On pourrai ainsi imaginer ceci :

 

La lune dessine

Sur le duvet de ta joue

Un regard du ciel

 

Voilà pour la forme. Quant aux thèmes traités, ils participent tous de la même logique créatrice : saisir l'insaisissable dans le moment qui passe, rendre en dix-sept sons[1] toute l'émotion d'un éclat de beauté ou de ressenti ici-et-maintenant. Comme on s'y attend, la Nature joue le rôle de la muse omniprésente : c'est elle qui inspire le poète, avant tout.

 

Parmi les grands poètes du haïku, on peut citer Shiki Masoaka qui en fut l'inventeur au 19ème siècle, et Bashô Matsuo qui en spécifia l'esprit typiquement zen.

Voici un haïku de Bashô d'abord en japonais (du moins dans une transcription latine approximative des sons) :

 

furuike ya

kawazu tobikomu

mizu no oto

 

ensuite en traduction :

 

La vieille mare,

une grenouille saute,

le bruit de l'eau.

 

Retour au quinaire …

Classiquement, chaque vers possède cinq pieds …

Le quinaire nourrit tous les arts chinois. Le cinq goûts (salé, sucré, acide, amer et piquant) se doivent d'être présent dans chaque mets. Les cinq notes de la gamme pentatonique (do, ré, fa, sol, la) façonnent toutes les musiques de l'Empire du Milieu. Les "cinq joyaux du lettrés" (le papier, le pinceau, la briquette d'encre, l'eau pure et la pierre d'encrage) fondent tout l'art calligraphique.


Marc Halévy, 2012



[1] On parle de "more" et non de "syllabe". En linguistique, la more est un son élémentaire qui, souvent, fait syllabe mais pas toujours. Ainsi, dans l'exemple du haïku de Bashô,, le premier vers furuike ya distingue cinq mores : fu-ru-i-ke-ya.