Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Sagesse chinoise ancienne

L'Humanité doit à la Chine ancienne d'avoir dégager ce concept immense de l'Impermanence et du Devenir.

Tout le Tao et tout le Taoïsme philosophique qui le cherche, naissent au cœur de ce concept qui fonde toute la culture et toute la civilisation chinoise et toutes les cultures du vaste bassin sapientiel où les catégories chinoises se sont implantées jusqu'à forger, au plus profond, l'âme des peuples de tout le sud-est asiatique depuis le sud du Vietnam jusqu'au nord du Japon.

Le Tao, c'est cela : cette Impermanence universelle, de Devenir permanent.

La sagesse méditerranéenne a été subjuguée par l'Ordre miraculeux et harmonieux qui règne dans le Cosmos et par les Lois (physiques ou éthiques) qui en découlent.

La mystique indienne, elle, a été fascinée par l'Unité absolue, radicale, compacte du Tout, et par l'interdépendance foncière de tout avec tout au sein de cette unité.

La pratique chinoise a regardé le monde réel, sans illusion ni idéal, lucidement ; elle n'a pas recherché le fixe derrière le fluent ; elle a pris ce fluent tel quel et à œuvré à l'assumer pleinement.

Le Réel, objet final de toute la tension intellectuelle et spirituelle des hommes, a donc été visité selon ses trois axes : son territoire qui fonde le "Tout est Un" de l'Inde, ses structures qui fondent le "Tout est Loi" de la Méditerranée, et son activité qui fonde le "Tout est Mutation" de la Chine.

Contrairement à la pensée européenne qui est obsédée d'espace, de conquêtes, de dominances, et à la pensée indienne qui est acharnée de libération, de désillusionnements, de désincarnations, la pensée chinoise est fondée sur le temps !

Le temps …

Le peuple chinois est casanier. Il n'a jamais rêvé de conquêtes guerrières. Il ne connait pas la notion d'impérialisme même s'il fut - et est encore, d'une certaine manière - un immense Empire : celui du Milieu. Le symbole du peu d'intérêt chinois pour l'espace, se cache dans la grande muraille : 6700 kilomètres d'ouvrages d'art qui en font  la plus importante structure architecturale jamais construite par l’homme tant en longueur, qu'en surface et en masse.

L'espace est clos et se clôt.

Le temps, lui, s'ouvre, interminablement. Plus qu'un territoire, la Chine est une tradition. Elle est la tradition de la tradition. Elle cultive les généalogies et le culte des ancêtres, les linéaments phylétiques et les idiosyncrasies.

En Chine, l'individu ne compte pas et l'individualisme est la pire des grossièretés. Chacun n'est que le maillon d'une longue chaîne de transmission des patrimoines de la famille : patrimoines matériels et de commerce autant que patrimoines immatériels et de renommée. Perdre la face, c'est ternir mille générations. La mission de chaque homme est de transmettre, vers la génération suivante, les patrimoines reçus de la génération précédente. Il doivent être transmis au moins intacts et, si possible, enrichis, ennoblis, enluminés.

Cette inscription dans le temps est, bien sûr, le pendant de cet ancrage dans les principes mêmes de l'impermanence et du Devenir, dans ce regard sur l'écoulement des êtres et des choses, des saisons et des existences, sur ce flux universel qui se nomme Tao.

Au fond, le taoïsme philosophique n'est qu'une longue et fertile méditation sur le temps qui passe. Mais une méditation sans nostalgie ni désespoir, sans fatalisme ni finalisme.

Le temps n'est que le lieu de la création continue, du projet éternel, de l'éternellement inaccompli qui s'accomplit. Et voilà bien l'essence même du Tao d'être cet "éternellement inaccompli qui s'accomplit".

L'esprit chinois est pragmatique. Toute philosophie y est bien plus une praxéologie (du grec praxis : "action", et logos "discours" : "règles d'action") qu'une métaphysique.

Les Chinois ont tout inventé, disaient leurs découvreurs européens de la Renaissance et d'après, mais ils n'en ont tiré aucune science … Et cela est curieusement vrai : le papier, la soie, l'encre, la poudre à canon, la boussole, l'étambot, les pâtes alimentaires, les machines à calculer, les thés verts ou fermentés ou fumés, … sans parler du canard laqué et des raviolis à la vapeur, sont autant d'inventions chinoises parmi des milliers d'autres où l'on trouvera aussi des monuments éternels et universels comme l'acuponcture et les arts martiaux. Et pourtant, de tout cela, l'esprit chinois ne tira nulle science conceptuelle et axiomatique. La science abstraite n'intéresse pas l'esprit chinois qui n'est habité par aucun goût pour les systèmes, par aucun attrait pour ces cathédrales abstraites et logiques qu'affectionne l'occident.

Ce paradoxe curieux n'est qu'apparent et n'insulte en rien la suprême et subtile intelligence de l'Empire du Milieu ; il souligne seulement son dédain pour le figé et le fixe, pour le rigide et le dogme. Nous rêvons, ici, de tout couler dans l'airain et de tout graver dans le marbre ; Tchouang-Tseu en pleurerait de rire. L'impermanence s'applique aussi aux prétentieux savoirs qui croient tout accaparer et maîtriser. En Chine, le savoir aussi est un héritage qui se transmets en s'enrichissant, en s'ennoblissant. Rien, jamais, n'y est ni coulé dans l'airain, ni gravé dans le marbre.

Au fond, le penseur chinois ne s'intéresse qu'à une question pragmatique : comment harmoniser l'impermanence intérieure et l'impermanence extérieure ? Comment harmoniser le Tao du "dedans" et le Tao du "dehors" au sein du Tao absolu ?

Car dans la sémantique chinoise, impermanence et harmonie se répondent profondément. L'une appelle l'autre, évidemment. Tout se mouvant, tout pourrait être déchirure et écarts et divorce … mais tout peut aussi, si l'on le veut vraiment, converger et s'allier et s'unir et s'enrichir mutuellement.

J'écrivais ailleurs ceci : "L'objectif de toute communication occidentale est de transférer, telle quelle, sans déformation, une vérité depuis une tête pensante vers une autre tête pensante. En Chine, rien de tel. Le but du jeu, surtout entre lettrés, est tout autre : il s'agit de nourrir l'autre, de lui proposer un champ interprétatif et herméneutique riche et fécond où il puisse planter sa propre pensée. Il ne s'agit pas tant de transmettre que d'ensemencer.".

Ecrire n'a pas pour intention de convaincre, de persuader, d'embrigader le lecteur, mais bien de semer, dans son esprit, des graines fécondes qui y germeront peut-être et qui y donneront un fruit improbable que le lecteur seul connaîtra … et qui ne regarde pas l'auteur du texte fécondant.

Là réside l'immense différence entre transmettre et enseigner : on transmet la graine et l'on enseigne le fruit.

Le texte est un pont entre deux esprits autonomes : celui de l'auteur et celui du lecteur. Et ce pont a pour mission de véhiculer des messages qui devront être accueillis et transmués par l'esprit du lecteur : il ne vise pas la vérité, mais la fécondité. La nuance est énorme !

Un bon livre nourrit, un mauvais livre tranche. Un bon livre unit ; un mauvais livre sépare.

Dans le même esprit, un Chinois ne dit jamais : "non". Un Chinois n'agresse jamais verbalement celui qu'il a en face de lui. Il cherche toujours à laisser ouvert un maximum de portes afin, à tout moment, d'avoir, devant soi, la plus grande panoplie possible de scénarii pour construire - patiemment - une solution harmonieuse qui permette, aux deux parties, de s'en sortir avec élégance et panache, sans perdre la face.

Cette courtoisie lancinante ("le misérable ver de terre que je suis, espère que votre très honorable personne acceptera de me faire l'honneur de …"), cette tolérance active ("je vous écoute avec la plus grande attention et le plus grand dévouement …"), cette ouverture ("je vous prie humblement de penser à votre intérêt en tenant compte de …") ont longtemps été interprétées, par les occidentaux, comme de l'hypocrisie (ce qui est faux), de la ruse (ce qui est vrai car la ruse est positive si elle veut mener à un accord harmonieux), de la compromission (ce qui est faux car incompatible avec la renommée et l'honneur d'une famille), de la duplicité (ce qui est en dessous de la vérité puisque ce n'est pas de duplicité mais de multiplicité qu'il faut parler).

Marc Halévy, août 2012