Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

A propos de l'Ordre maçonnique

La Franc-maçonnerie est un Ordre. Et le Rite Ecossais Ancien et Accepté est lui aussi un Ordre, partie intégrante de l'Ordre maçonnique. Cette notion d'Ordre renvoie à la notion très générale mais si difficile de cohérence.

L'idée de cohérence … donc de Logos.

 

Examinons les aventures de ce Logos, de ce principe universel de consistance, de cohérence et de cohésion qui naquit près de la Méditerranée, il y a 2.600 ans, et qui fonde l'identité profonde de la civilisation européenne.

 

L'Humanité est une espèce animale sans beaucoup d'intérêt particulier d'un point de vue zoologique ou biologique. Un animal peureux et faible, mal adapté à la Nature sauvage, sans carapace ni fourrure, sans griffes ni crocs, malhabile à la course et à l'escalade, incapable de vol ou d'apnée. Bref : un raté de l'évolution … Voire ! Ce ratage zoologique allait ouvrir le chemin vers une nouvelle aventure de la Vie : un saut vers l'inconnu, un saut vers le plus complexe encore, un saut vers l'Esprit !

Pour palier ses déficiences corporelles et tenter, malgré tout, de survivre un peu, l'humain comprit que son seul atout était sa pensée, sa capacité à comprendre le monde, sa capacité à anticiper les catastrophes ou les dangers, sa capacité à ruser en jouant des manies, des faiblesses ou des aveuglements de ses prédateurs, sa capacité à emmagasiner et à structurer ses expériences dans sa mémoire.

La Culture était née face aux défis de la Nature …

 

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A ses origines, la Culture des hommes prit assez vite des allures abstraites, voire religieuses : il fallut inventer des concepts concis, compacts, drus, pratiques, partageables et échangeables, pour parler de l'essentiel : la vie et la mort, l'amour et le haine, de désir et la terreur, l'espoir et le désespoir …

Du marais animiste et chamanique des débuts, devaient émerger et germer trois arborescences culturelles très différentes, hantées sur des terreaux bien distincts : le long des vastes rives du Yang-Tseu-Kiang en Chine, autour du Gange en Inde et sur les bords de notre Méditerranée où fleure le romarin et le thym, la sarriette et la farigoule, où s'osent, effrontément, l'olivier et la vigne …

Trois concepts fondateurs sont nés là. Tous à la même époque : celle du 6ème siècle avant l'ère vulgaire.

Ces trois concepts atteignent un immense niveau d'abstraction et de généralité, et ont fondé trois aires de civilisation qui, de là, ont essaimé jusqu'aux confins de leurs bassins naturels.

 

L'Inde forgea le concept de l'Un.

Tout ce qui existe est Un. La multiplicité des êtres et des choses, des événements et des phénomènes ne doit leurrer personne car tous, ils reflètent et manifestent une Unité essentielle qui est l'océan du Réel dont ils ne sont que les vagues de surface. L'Un, en tant que concept central de la pensée et de la spiritualité indiennes, appelle l'unification, le dépassement de toutes les dualités dont celle, immense, qui scinde l'existence entre ces deux illusions que sont le moi et le non-moi. Toutes les écoles indiennes de pensée et de pratique visent ce même but unique : unifier ce qui semble multiple et retrouver l'Un pur pour s'y fondre. Tout le védantisme, tous les yoguismes, tout le shivaïsme, tous les bhaktismes, toutes les facettes (si nombreuses) de ce que l'occident nomma l'hindouisme, ainsi que ses surgeons bouddhistes et jaïnistes, procèdent de cette seule et unique racine : la recherche de l'Un.

 

La Chine forgea un autre concept clé : l'Impermanence.

Tout est mouvements, transformations, changements, mutations et transmutations. Tout naît, grandit, mûrit, décline et meurt : les cinq phases de toute existence, les cinq "éléments" qui s'engendrent et se détruisent mutuellement dans l'immense cycle du Ciel et de la Terre, du yin et du yang. Tout est Devenir. Rien n'est permanent. Tout est énergie fluide et volatile, subtile et fluente. Tout est flux et reflux.

Vivre c'est respirer : succession d'inspirs et d'expîrs. Tout est respiration. Tout est harmonie, aussi. Car l'impermanence n'exclut nullement, que du contraire, la complémentarité, la résonance, la complicité, la reliance. Ce qui se meut ne se meut jamais seul : tout mouvement subit et induit d'autres mouvements dans le jeu infini des résistances et des connivences. Faciliter l'écoulement des énergies, agir sans agir, couler avec ce qui coule comme la goutte d'eau au sein du torrent. L'eau coule et va de l'avant sans se préoccuper du caillou qui lui résiste et qu'elle use, inexorablement, au passage.

 

La Méditerranée engendra le troisième concept clé : le Logos.

Le monde tel qu'il existe, malgré ses aspects erratiques et aléatoires, n'est pas le fruit du pur hasard : il y existe un ordre, une loi, une cohérence. Le grec ancien appela cette raison commune, cette loi générale, le Logos qui est à la fois la Loi qui ordonne (qui met de l'ordre) et la Parole qui ordonne (qui donne un ordre).

Avant d'approfondir ce concept de Logos et d'en tirer bien des pistes de méditation, osons prendre le recul suffisant pour regarder ensemble les trois concepts-clés des trois cultures-clés de l'Humanité qui pense …

 

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Un. Impermanence. Logos.

 

Ces trois concepts sont magnifiquement complémentaires et se renvoient, sans cesse, l'un à l'autre.

Entre eux, un cercle vertueux tracé au Compas de l'intelligence, s'enroule vers l'infini de belle vérité. Le Cosmos est Unité, est Devenir et est Cohérence. Sans Unité, point de Cohérence mais au mieux quelques hasards ou fortuités. Sans Cohérence, point de Devenir mais au mieux quelques aventures ou caprices. Sans Devenir, point d'Unité mais au mieux quelques impasses ou inerties.

Pour que l'univers soit - puisse être - un Cosmos au sens grec ancien d'Ordre, il doit impérativement pouvoir s'appuyer sur ce ternaire essentiel.

 

Ternaire … Triangle … Force, Beauté, Sagesse … La Force de l'Unité, la Beauté de la Cohérence et la Sagesse du Devenir …

Que serait Israël sans ses trois patriarches : Abraham le fidèle de la foi, Isaac le mystique de la gnose et Jacob le religieux de la loi.

Que serait l'héritage du tranquille Noé, à quoi auraient servi l'Arche et l'Alliance, sans les trois fils : Sem, Cham et Japhet, sans le Nom (Shem) qui nomme et désigne par le Logos de la Parole, sans l'Energie-chaleur ('Ham) qui anime et nourrit le Devenir, et sans l'Ouverture (Yèphèt) qui sort l'Un du néant et le déploie en myriades d'êtres ?

 

Le concept de Logos est fondateur de cette idiosyncrasie méditerranéenne qui, par l'empire romain, devint européenne. C'est ce Logos, à la fois hébreu et grec, on le verra, qui définit, dans ses fibres les plus profondes et les plus essentielles, l'identité européenne d'aujourd'hui, de cet aujourd'hui où l'américanisation du monde est définitivement dénoncée et où une mondialisation authentique et ouverte, ternaire et spirituelle, peut enfin commencer.

 

Face au Logos méditerranéen - mais complémentairement à eux -, l'Inde inventa le concept du Un dans la non-dualité et la Chine, celui du Devenir dans l'impermanence.

Notre époque verra-t-elle l'émergence de la salutaire synthèse des trois : l'Un, le Devenir et le Logos c'est-à-dire l'unité, l'évolutivité et la cohérence du Tout ?

Le Logos méditerranéen (dans ses deux versions ionienne physique et hébraïque prophétique) est, au fond, totalement identique au Tao chinois et au Brahman indien.

Mais ces trois branches de l'arbre n'en ont pas développé les mêmes aspects : là-bas l'essence de son impermanence et l'essence de son unité, ici, l'essence de sa consistance.

 

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Le miraculeux sixième siècle d'avant cette ère chrétienne qui se termine sous nos yeux, vit émerger les Upanishads et le Bouddha en Inde, Lao-Tseu et son Tao-Té-King en Chine, Zarathoustra en Perse, les Prophètes d'Israël en Judée et les Philosophes physiciens en Ionie.

Le Logos nait en même temps en Ionie et en Judée. Il est l'héritier, sous ses deux formes, de la Mésopotamie, de ces premières cosmologies et cosmogonies tournées vers le Ciel, vers les astres du zodiaque, vers cet Ordre cosmique qui subjugua tant les Mages au haut des ziggourat.

 

Le Logos prend deux formes, donc. La forme ionienne s'appelle la Loi du Cosmos ; il est physicien, il est naturaliste, il est rationnel et raisonné, il est philosophique et philosophe. Au milieu des Thalès, Anaximène, Anaximandre et autres Anaxagore ou Xénophane, se dresse Héraclite d'Ephèse. On dit de lui qu'il est l'Obscur parce que sa langue est compacte, drue, ésotérique, allusive et cinglante. Il proclame l'Unité et le Devenir de tout ce qui existe. Il proclame le Logos : tout ce qui est a sa raison d'être, le monde est régi par une Logique qui appelle un Logos.

Pas si loin de là, en Judée, entre Jourdain et Sinaï, cette même époque miraculeuse voit le retour des Hébreux qui rentrent au saint  bercail après leur exil forcé en Babylone. Nous sommes en 538 avant l'ère vulgaire. Cyrus, l'empereur perse qui a subjugué toute la Mésopotamie, libère les Juifs et leur enjoint de retourner en Judée et d'y reconstruire le Temple de Salomon. Ce fut l'œuvre, dit la légende, de Zorobabel. Tout devait être reconstruit. Surtout cette foi déracinée qu'il fallait replanter dans son terroir. Ce fut l'œuvre des prophètes et, parmi eux, d'Esdras qui, avec Néhémie, fit écrire cette Torah jusque là orale et qui la résuma en un livre que l'on connait aujourd'hui comme le Deutéronome - son nom hébreu est D'varym : Paroles … encore !

 

Résumons …

La pensée philosophique ionienne s'érige en tant que rébellion de la pensée orientale contre la pensée mythologique indoeuropéenne des Mycéniens.

La pensée prophétique hébraïque nait, elle, au croisement de la pensée cosmologique mésopotamienne et de la pensée sotériologique égyptienne.

De ces deux pensées émerge alors le concept de Logos sous la forme des lois éthiques juives et des lois physiques grecques …

 

L'univers - le Cosmos pour les Grecs, la Création pour les Hébreux - est consistant donc, parce que gouverné par un Logos qui là sera Raison universelle et Lois de la Nature, qui ici sera Parole de Dieu et Lois de l'Alliance. D'un côté le cerveau gauche raisonne, de l'autre, le cerveau droit prophétise. D'un côté l'on enjoint de "vivre selon la Nature" ; de l'autre, on invite à "vivre selon Dieu". Mais c'est la même chose !

Ce qui est, est. Et devient. Et devient en cohérence et en cohésion. Que l'on appelle Dieu ou Nature la source du Logos à l'œuvre, ne fait que révéler notre ignorance humaine dont Spinoza résolut le dilemme : Deus sive Natura … "Dieu, autrement dit la Nature" ou, en se souvenant que Natura est le participe futur féminin de nascor ("naître") : "Dieu, autrement dit ce qui est en train de naître".

Dieu ou Nature : ce sont les autres noms du Mystère dont le Logos est la Parole et que l'Inde appela Brahman et la Chine, Tao.

 

Et l'homme, muni de ce concept fondateur que le Grec nomme Logos et que l'Hébreu nomme YHWH ("Ce qui est advenant"), regardera ce monde désormais cohérent parce que vivifié par une Loi unique, à une Logique unificatrice. Et, regardant, il perçoit différents niveaux d'Être, différents niveaux d'Ordre, différents niveaux de Logos et de Parole … Il regarde en dehors de lui, il regarde son "dehors" depuis son "dedans", et que voit-il ?

Le "dehors", en général, est perçu selon trois axes : les autres humains qui forment la Cité, tout le visible qui constitue la Nature et tout l'invisible qui donne sens et consistance à la Cité et à la Nature : Dieu.

Une évolution en gigogne fait que la Cité émerge de la Nature qui émerge de Dieu.

Le Logos s'offre sous trois espèces, en somme : les lois de la Cité (l'éthique), les lois de la Nature (la physique) et les lois de Dieu - qui est le Réel absolu (la noétique). Toute la culture et la civilisation européennes sortent de là ! Ethique, sciences et métaphysique : ce que l'on fait, ce que l'on sait, ce que l'on croit.

 

Le Logos méditerranéen s'identifie pleinement à ce principe de consistance de l'univers qui, entre tout ce que celui-ci contient, assure la cohésion dans l'espace et la cohérence dans le temps. Cette découverte fondamentale du 6ème siècle avant l'ère vulgaire (et sous ses deux formes, physique ionienne - les lois du cosmos - et prophétique hébraïque - les lois de Dieu) a ouvert, d'un même coup, toutes les voies du sens et des sciences qui, chacune de son côté, cherchent à percer le mystère (les modalités, les raisons et les règles) de ce principe de consistance universel.

 

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La Logique est la doctrine du Logos c'est-à-dire la doctrine du principe de consistance du Tout. Le Tout est cohésif (il forme un tout dans l'espace), et cohérent (il évolue comme un tout dans le temps) parce qu'il est logique, parce qu'il est animé par un Logos global, parce qu'il est rationnel (au sens de Hegel) et participe, donc, d'une Raison d'être et de devenir.

La raison d'être du Tout est de devenir, et sa raison de devenir est d'accomplir son intention qui est l'Intention absolue.

La Logique, comme expression du Logos, n'est alors rien d'autre que la modalité de cette Intention.

 

Il faut bien comprendre que cette Logique, au sens métaphysique, est bien autre chose que la "logique" comme méthode et technique humaine pour instaurer une consistance globale au sein d'un ensemble de propositions conceptuelles et verbales. La première (avec une majuscule) n'exclut pas nécessairement la seconde (avec une minuscule), mais elle la dépasse infiniment. Rien ne prouve que la Logique du Logos doive satisfaire aux normes des logiques des hommes, aristotéliciennes ou non !

 

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Mais l'histoire du Logos méditerranéen ne s'arrête pas à ses deux sources ionienne et judéenne. Loin s'en faut.

La Grèce récupéra la source ionienne … pour s'y opposer. Les écoles philosophiques italiques, bien plus éloignées de l'Orient et bien moins orientales, proclamèrent l'Être contre le Devenir. Ce fut l'ouvrage de Parménide, surtout, suivi de Zénon (celui d'Elée et de la course d'Héraclès contre la tortue, et non celui de Cittium et de la fondation de l'école stoïcienne), d'Empédocle et de Pythagore. Puis Athènes prit le relais et la Cité des hommes devint le centre - nombriliste et narcissique - de la pensée avec un Socrate et un Platon : la métaphysique physicienne s'avilit en politique politicienne, en morale idéaliste : le Logos ( la Parole qui ordonne) devint le Nomos (la législation[1] qui impose - ce fut Solon, ce fut Alexandre). D'un côté, il y avait les hommes et leur soucis, de l'autre l'éthéré … Dualisme. Idéalisme. Platonisme.

Ce Logos-là, singulièrement terni et rabaissé, dégénéra encore lorsque les barbares romains assujettirent Athènes et firent du vieux rêve de sagesse un désir d'ordre civil et militaire, celui des codes juridiques et des légions "pacificatrices".

Le Logos devint Imperium. Du Logos héraclitéen, il ne restait plus que la loi romaine et, perdue dans un coin d'inculture, l'Idée de Bien de Platon qui excusait bien des choses et permettait bien des vilénies, raison d'Etat oblige.

 

Le Christianisme naissant reprit, sans le comprendre, le Logos hébreu et tenta de le faire entrer dans le moule romain : cela donna la dogmatique idéaliste qui fonde tout le Christianisme depuis le très platonicien Augustin d'Hippone et le très aristotélicien Thomas d'Aquin. Et ce Logos prit nom : Dieu-le-Père, relégué vite fait au fin fond des cieux afin de laisser s'épanouir le fiston et son Pathos que l'on dit être de l'Amour.

Car le Christianisme est tout en ceci : la conversion du Logos en Pathos. La transmutation du Logos aristocratique en Pathos plébéien. La souffrance devint la Loi, à l'image de ce prophète déchu et perdu sanguinolent, cloué sur sa croix de martyre, c'est-à-dire de témoignage : celui de son échec. Eli Eli lamah sabakhtani : "Mon dieu, mon dieu, pour-quoi m'as-tu abandonné ?

 

Ce qui fut le Logos devint Nomos puis Imperium, puis Pathos, donc …

Mais l'aventure ne s'arrête pas là.

Le Logos devint aussi la Fatalité à laquelle il fallait, sans faille, se soumettre. Et cette soumission, ce fut l'Islam. Mèktoub ! c'est écrit (du verbe KTB : "écrire").

Entre Christianisme (l'entourage chrétien de Muhammad eut une influence déterminante sur lui, contre le paganisme et l'animisme ambiant de cette Arabie alors encore bienheureuse) et Inde, l'Islam naissant s'imprégna à la fois du Logos pathétiquement dégénéré du Christianisme qu'il muta, disions-nous, en loi de soumission à la fatalité, et d'une vision primaire du Un indien qu'il transmua en monothéisme rabique et radical sans comprendre que ce théisme d'un Dieu personnel extérieur à ce monde soumis qu'il créa, était notoirement en contradiction avec l'Unité immanente et naturaliste de l'Inde éternelle.

 

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Aujourd'hui est époque de Renaissance renouvelée, époque de fin de cycle séculaire et millénaire qui appelle un retour au sources.

A notre source européenne d'abord, à ce Logos ionien et judéen, métaphysique et prophétique, rationnel et visionnaire qui fonde toute la civilisation d'ici, malgré les déviances, récupérations et dévoiements que la turpitude et la bêtise des hommes lui ont imposés.

Mais ce serait une bien frileuse retraite identitaire que d'en rester là et de ne pas profiter de la chance et de l'opportunité de cette époque de rupture et de bifurcation qui parle tant de mondialisation, pour ne pas lancer notre Logos régénéré à la rencontre bienheureuse et féconde de la non-dualité de l'Un de l'Inde et de l'impermanence du Devenir de Chine. Car ce n'est pas seulement que d'économie que l'on parle lorsque l'on prophétise que l'avenir du monde viendra de l'alliance profonde entre Europe, Inde et Chine, ces trois foyers originels de toute culture et spiritualité humaines.

Retour aux sources, donc, aux trois sources, et, surtout, à la nappe phréatique unique et pure qui les alimente toutes trois.

 

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Règles et Régularité.

 

La Franc-maçonnerie est un Ordre ; elle recèle donc un principe de cohérence, un Logos. Mais la Franc-maçonnerie est un Ordre constructeur …

Pour qu'une construction soit pérenne, stable, solide, durable … il lui faut obéir à des Règles pérennes, stables, solides, durables … C'est cela la Régularité maçonnique.

 

Que faut-il pour qu'un Temple existe sur la colline ?

Aristote avait découvert que pour qu'un tel Temple - il parlait d'une maison … - puisse exister c'est-à-dire se penser et se réaliser, il fallait que cinq grandes causes convergent …

 

Il faut d'abord une Intention c'est-à-dire une volonté, un désir, pour la construction du Temple devînt un projet, une finalité, une mission, une vocation …Et la grande question surgit : quelle est la vocation ou la mission de la Franc-maçonnerie ? La réponse est donnée, depuis des siècles : construire le Temple de la Gloire du Grand Architecte de l'Univers en suivant les prescriptions du Volume de la Loi Sacrée, en travaillant à l'imitation du Maître Hiram, architecte de ce Temple et serviteur de cette Loi.

 

Il faut aussi qu'il existe un principe d'accumulation : il y faut une mémoire dont rien ne s'efface et où tout s'accumule. En effet, comment construire un mur si, comme le raconte l'Odyssée d'Homère, le travail fait le jour par Pénélope se défaisait systématiquement la nuit ? Il n'y a pas de projet possible sans accumulation mémorielle :! Il faut donc une Tradition immuable, qui se transmette, pérenne, de génération de Francs-maçons en génération de Francs-maçons. Une Tradition vivante et riche, loin de tous les folklores. Une Tradition qui soit mémoire authentique et infalsifiable …

 

Il faut encore des ressources, des matériaux, des outils, … Le chantier du Temple se nourrit de ce qui lui donne le monde profane et son premier matériau, ce sont les hommes : c'es pierres brutes, mal dégrossies, informes qui, peu à peu, sous les coups de maillet de leurs propres efforts deviendront les clés de voûte de leur propre existence.

La Franc-maçonnerie doit, ainsi, en permanence entretenir un pont entre son monde de la sacralité et le monde extérieur, celui de la profanité … mais sans jamais se laisser contaminer par lui. Il y faut donc cultiver un principe de Pureté comme antidote à l'impureté profane. Sur les centaines de prescriptions éthiques du Volume de la Loi Sacrée, près des trois-quarts concernent la Pureté c'est-à-dire l'effort constant d'alignement entre ce que l'on est, ce que l'on veut, ce que l'on pense, ce que l'on fait, ce que l'on devient.

 

Il faut ensuite des Règles, des plans, … Il faut mettre en œuvre de l'intelligence c'est-à-dire cette faculté de reliance qui transforme le "tas" des choses en un "tout" qui soit cohérent et en ordre. Cette intelligence propre à la Franc-maçonnerie, ce sont les Rites, les Rituels, les Catéchismes, les Symboles, … du point de vue intérieur ; mais ce sont aussi les règles éthiques, les valeurs, les règles de vie que les Francs-maçons réguliers cultivent à l'extérieur, dans le monde profane où ils doivent, constamment, faire preuve d'exemplarité, malgré les agissements des imposteurs et les propagandes des contempteurs.

 

Il faut enfin un chantier, le lieu du travail proprement dit, le siège des activités où la conscience individuelle et collective puisse se mettre en marche et développer ses cheminements : c'est ici qu'un Rite complet comme le Rite Ecossais Ancien et Accepté prend toute son importance et toute sa mesure. Le chantier où le Temple se construit, n'est autre que ce cheminement initiatique qui traduit l'ascèse de l'initié, donc sa discipline intérieure.

 

Pour que le Temple s'érige, il faut que ces cinq Ordres de la causalité convergent. Et pour cela, il faut un Architecte, un Maître Hiram accompli, un Vénérable Maître de Loge qui soient garants de l'Ordre et qui incarne le principe de cohérence qui transforme le "tas" en un "Tout".

 

Et précisément, pour le grand Tout de l'univers pris globalement, il y a aussi un principe souverain et suprême de cohérence, d'unité et de régularité. Les Francs-maçons l'appellent le Grand Architecte de l'Univers, garant de l'Ordre transcendantal de tout ce qui existe ; il est l'Esprit ou l'Intelligence ou l'Âme du Réel. La Franc-maçonnerie régulière universelle se définit donc comme un spiritualisme.

 

L'Univers est ordonné ; il est cohérent. Il existe une Loi d'Ordre. Et cette Loi est celle de la Simplicité maximale.

 

L'intelligence humaine s'est développée parce qu'il y a, évidemment (et c'est probablement la seule évidence), une Logique à l'œuvre dans l'Univers. Cette intelligence, alors, a pu devenir un levier de survie en permettant de prévoir et d'anticiper les dangers. L'intelligence est ce qui lit cette Logique entre les phénomènes (inter legere : "lire entre").

Il y a donc une Loi d'Ordre qui ordonne le Réel et donne Vie au Réel pour engendrer le Monde.

 

Toutes les sciences et toutes les spiritualités se sont construites sur l'idée de cette Logique cosmique, de cette Cohérence cosmique, de cette Loi cosmique, de cet Ordre cosmique. S'il y a du hasard, il n'y a pas que le Hasard.

L'idée de Dieu en est dérivée en tant que source de ce Logos (la Loi) qui induit le Kosmos (l'Ordre). Et toute spiritualité n'est en somme que cheminement à la rencontre de cette source d'Ordre que l'on peut appelé Dieu, ou Eyn-Sof, ou Brahman, ou Tao …

La physique classique (et sa quête des lois de l'Univers) a même poussé cette idée de Cohérence cosmique jusqu'à son extrême, jusqu'à concevoir, aux 19ème et 20ème siècles, un déterminisme universel et absolu (Laplace, Maxwell, Planck, Einstein) … dont la physique actuelle a montré le simplisme et les limites.

Le Réel est ordonné donc et, à ce titre, soumis à une Loi de cohérence, à un Ordre universel.

Quel est cet Ordre ? C'est à la physique de répondre.

D'où vient cet Ordre ? C'est à la spiritualité de répondre.

 

La physique répond qu'il y a trois types d'Ordre.

L'Ordre entropique qui vise l'uniformité, l'égalité, l'homogénéité … et la mort.

L'Ordre néguentropique sphéroïdal qui vise la fermeture, le plus gros volume dans la plus petite surface possible … et la stabilité : c'est l'Ordre mécanique, hiérarchique, déterministe, programmatique, cristallin.

Et l'Ordre néguentropique fractal qui vise la connexion, la prolifération, la propagation virale, la plus grande surface d'échange possible pour un volume (donc un coût en ressources) minimal … et la vie : c'est l'Ordre organique, réticulé, pratiquant l'émergence créative et le foisonnement chaotique.

La physique répond encore que ces trois types d'Ordre sont les trois réponses possibles à un nœud de tensions locales : la dilution létale (l'entropie et la victoire de la vacuité), la protection fermée (la néguentropie sphéroïdale et la victoire de la circularité) et l'invention complexe (la néguentropie fractale et la victoire de la vitalité).

Nos trois types d'Ordre résultent donc de la Loi universelle, fondatrice et unique de la dissipation optimale des tensions entre un système et son milieu. C'est, en somme, de la thermodynamique fondamentale.

 

Tout le monde sait, en technique pratique, que tout système évolue selon le principe de moindre action (Maupertuis, Lagrange), de contrainte minimale (mécanique des fluides et des matériaux), de chemin le plus court (géodésiques d'Einstein), du moindre effort …

Toute l'architecture gothique a atteint le sommet de l'art architectonique parce qu'elle a réussi à dissiper, par des piliers, des ogives, des contreforts et des cascades d'arcs-boutants, convenablement calculés et placés, les énormes tensions induites par des murs si hauts et des voûtes si audacieuses. Les cathédrales ne sont rien d'autre que des applications magistrales de la Loi de dissipation optimale des tensions et, donc, qu'un hymne prestigieux à la Loi divine et cosmique.

 

Mais en suite - ou en parallèle -, la philosophie s'interroge sur la signification pratique humaine de cette Loi de la dissipation optimale des tensions, sur ses conséquences dans le monde humain et dans la vie personnelle de chacun.

L'éthique s'en mêle : si les choix de vie n'ont pour autre but que de dissiper les tensions entre le monde intérieur des désirs, des peurs et des amours, et le monde extérieur : celui des autres, celui de la Nature, celui du grand Tout, quelles sont alors les règles de vie les meilleures ?

La politique s'y met aussi : puisque toute société humaine est une organisation visant à dissiper optimalement les tensions entre les individus qui la composent, quel est donc le modèle sociétal le plus enviable, le plus efficace ?

Et la philosophie interroge en référence au grand principe grec qui dit que "la vie bonne se construit dans l'imitation de la Nature" : puisque la Nature pratique la Loi de la tension minimale, alors la joie de vivre et le bonheur sont-ils de simples conséquences de l'application, à l'existence, de ce principe général de la moindre tension ? C'est en tous cas ce que pensaient les stoïciens (apathéïa) et les épicuriens (ataraxia). C'est aussi ce que pratiquaient les Pères du désert et les moines réguliers, tant catholiques qu'orthodoxes. C'est encore ce que préconisent les "psychothérapeutes" actuels.

 

La spiritualité, elle, s'appuie sur deux idées, l'une mystique, l'autre pratique.

L'idée pratique est d'une simplicité exemplaire : le chemin vers Dieu, source ultime de la Loi et de l'Ordre, est le chemin de la moindre tension (que les bouddhistes appellent "la voie du milieu"). C'est, au fond, la voie de la plus grande simplicité, une sorte de frugalisme et de minimalisme érigés en voie initiatique vers la libération et la délivrance (des tensions intérieures) pour une sérénité, une véracité et une authenticité inébranlables. Il faut, pour cela, pratiquer la voie du désencombrement maximal, dans toutes les dimensions de l'existence. Un être désencombré peut se libérer de toutes ces entraves que sont sa servitude volontaire à ses esclavages et à ses idolâtries. La liberté, alors, se définit, a posteriori, comme l'état des moindres tensions existentielles.

L'idée mystique, quant à elle, est celle de la Simplicité absolue. La Loi divine et cosmique de la moindre tension est la Loi de la Simplicité maximale. C'est grâce à cette Simplicité foncière, que la complexité et ses richesses inouïes ont pu émerger dans le monde. La source ultime et absolue de cette Simplicité (qui est, alors, à la fois, sainteté et sacralité) est Dieu (ou tout autre mot-symbole que l'on voudra utiliser pour l'Absolu : l'Un, le Tout-Un, le Réel, l'Eyn-Sof, le Tao, le Brahman, etc …).

 

De là vient une vraie mystique de la Simplicité : Dieu est Simplicité absolue. Et, derrière cette conviction, ce credo, commencent les réflexions de fond.

Primo : ne jamais confondre "simplicité" et "facilité" car, tout au contraire, il est extrêmement difficile de faire simple, d'agir simple, de penser simple, de vivre simple, de dire simple, etc … : la Simplicité est une véritable ascèse difficile, un véritable cheminement initiatique.

Secundo : comprendre que la complexité naît de la simplicité contre la complication. Le contraire de la simplicité n'est pas la complexité, mais bien la complication (se compliquer la vie est un des grands talents humains …). La complexité, en revanche, n'est que la simple déclinaison exponentielle de la Simplicité originelle dans le foisonnement des possibles.

 

Et nous voilà face au retour de l'Ordre : la Simplicité, partout, en tout, toujours, instaure son Ordre subtil et riche, complexe et créateur. Cet Ordre prend trois formes élémentaires, on l'a vu. Et tout ce qui vit, participe de l'Ordre fractal, foisonnant, réticulant et complexe.

Et c'est précisément cette riche complexité, sans aucune complication, que doivent cultiver toutes les organisations humaines, quelle que soit leur finalité, politique, économique ou noétique.

L'Ordre humain ne peut être ni l'uniformité létale (l'égalitarisme, le conformisme, l'universalisme, l'idéologisme, l'anarchisme, l'individualisme, …), ni la sphéricité fermée (le conservatisme, le hiérarchisme, le procéduralisme, le centralisme, le nationalisme, l'ostracisme, l'autoritarisme, …). L'Ordre humain doit viser au-delà de ces deux Ordres qui ne la concernent pas (parce qu'ils sont contraire à la Vie), même s'ils sont les plus faciles ; l'Ordre humain doit tendre vers l'organicité complexe (le différencialisme, le communalisme, la réticularité, l'autonomie collaborative, l'aristocratisme spirituel, …).

 

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Un spiritualisme contre tous les idéalismes.

 

La métaphysique montre assez clairement qu'il n'existe que deux attitudes ontologiques cohérentes : le monisme et le dualisme (auquel tous les pluralismes finissent par se réduire).

Le monisme est la position la plus simple, la plus radicale, la plus élégante … et la plus ancienne dans l'histoire de la pensée humaine, tous continents confondus : il affirme tout simplement que Tout est Un, que tout le Réel est une unité indissociable, que tout ce qui existe forme un grand Tout unique où tout est interdépendant de tout.

Le dualisme pose l'existence de deux natures, de deux mondes, de deux univers parallèles, distincts, irréductibles l'un à l'autre ; dans la tradition occidentale, le dualisme a triomphé depuis Pythagore, le premier "dualiste" qui posait, d'un côté, notre monde imparfait, changeant, instable, plein de fureurs et de souffrances, de turpitudes et de malheurs, et, de l'autre côté, le monde parfait, immuable, idéal des nombres et figures mathématiques. Platon généralisa le dualisme ontique de son maître Pythagore et élargit le champ des formes mathématiques (nombres et figures) à l'ensemble de toutes les formes parfaites (Eidos en grec) qu'il appela les Idées, gouvernées suprêmement par l'Idée de Bien à laquelle, in fine, se réduisent toutes les autres. Le christianisme naissant reprit Platon et substitua à l'Idée de Bien suprême, l'idée de Dieu, ce que l'Islam reprit à son tour sous le nom d'Allah.

Le problème de fond du dualisme est de construire un pont entre ses deux univers irréductibles l'un à l'autre, car, puisque nous, les humains, sommes parties prenantes de l'univers de l'imperfection, l'hypothèse d'un autre univers n'a d'intérêt que si ces mêmes humains ont, d'une façon ou d'une autre, un lien quelconque avec ce monde de la Perfection.

Deux chemins - parfaitement complémentaires - sont envisageables et ont été investigués : soit le monde de la Vie est issu du monde de la Perfection (c'est le "créationnisme"), soit l'humain, dans le monde de la Vie, est le réceptacle d'une parcelle du monde de la Perfection sous la forme d'une âme immortelle qui retournera au monde de la Perfection, après la mort au monde de la Vie.

Derrière ce dilemme métaphysique entre monisme et dualisme, se place la question de fond : pourquoi le monde de la Vie qui est celui de notre existence humaine, n'est-il pas parfait, c'est-à-dire conforme à nos vœux, à nos désirs, à nos rêves, à nos phantasmes ?

Car c'est bien de cela que nous parlons, lorsque nous parlons de la Perfection ou de l'Idéal, du Bien, du Beau, du Vrai absolus : ce ne sont que de purs phantasmes humains qui refusent et récusent la réalité du Réel tel qu'il est et tel qu'il va.

Là est la question essentielle qui divisera si profondément les traditions spirituelles d'occident et d'orient : celle de la relation au Réel tel qu'il est et tel qu'il va.

D'un côté, à l'occident, on constate que le Réel n'est pas au service de l'humain et ne satisfait pas tous ses caprices (dont ceux, fondamentaux, de la joie perpétuelle ou de la vie éternelle) ; il doit donc exister un autre monde (parfait et idéal) qui, en parallèle ou plus tard, satisfera tous ces phantasmes : là, dans cette croyance puérile, naissent tous les idéalismes, toutes les idéologies et tous les arrière-mondes.

De l'autre côté, à l'orient, on constate que l'humain est un enfant capricieux et qu'il ne pourra atteindre la sagesse, la sérénité, la délivrance, la liberté, la paix et la joie qu'en acceptant et en assumant pleinement le monde tel qu'il est et tel qu'il va.

Cette option dite "orientale" - même si elle a toujours été pratiquée, comme courant minoritaire, en occident (notamment par les présocratiques ioniens ou les mystiques rhénans, par Spinoza, Schelling, Hegel, Nietzsche, Bergson ou Teilhard de Chardin) - n'a pas besoin d'inventer une dualité ontique : le monisme radical lui va bien. Tout est Un et l'homme doit trouver sa juste place en harmonie avec ce Tout-Un qui lui donne, tout à la dois, sens et valeur.

Une vieille métaphore éclaire bien le dilemme …

L'homme est-il un être en soi, victime de la souffrance et de la mort individuelle que son orgueil ne parvient pas à accepter et à assumer … ?

Ou l'homme n'est-il, comme tout ce qui existe, qu'une vague à la surface de l'océan Un, et n'a-t-il d'autre existence en soi que sa participation à l'éternité et à la paix du grand Tout, pourvu qu'il parvienne à sortir de la prison de son ego ?

 

*

 

L'occident a, depuis toujours été déchiré entre deux pôles antagoniques : le monde de la Vie qui est matériel, terrestre, humain, imparfait, changeant, chaotique … et le monde de la Perfection qui est spirituel, céleste, divin, parfait, immuable, dogmatique …

Toute l'idée du Salut postule l'existence d'un pont entre ces deux mondes, entre celui de la Vie où l'on naît et celui de la Perfection où l'on meurt. Et ce pont prit de nombreux noms : sagesse, vérité, foi, gnose, prédestination, charité, amour, …

 

Longtemps, on conçut ce monde enviable de la Perfection comme un monde parallèle, séparé de l'univers naturel ; on imagina un mince fil fragile entre ces deux mondes : l'âme ou l'esprit, parcelles immatérielles et divines logées, le temps d'une existence, dans ce corps matériel et putrescible qui lui est prison.

Mais, dès la Renaissance, quelques esprits forts nièrent ce monde parallèle de la Perfection et conspirèrent contre sa surnaturalité. Ils conçurent un autre monde de la Perfection non plus parallèle, mais à venir : cette nouvelle conception donna "l'homme nouveau" et "les lendemains qui chantent". La voie du Salut, dès lors, s'appela "révolution". Mais au fond, cela ne change rien grand' chose : la joie, toujours, se place ailleurs ou plus tard.

 

L'idée de base de cette dualité ontique remonte à Pythagore : le monde noble et parfait des nombres et figures mathématiques et le monde vil et corrompu où pataugent les humains. Son disciple Platon la reprit et l'amplifia sous le nom d'idéalisme : le monde parfait des Idées face au monde ignare des humains enfermés dans leur caverne obscure. Augustin d'Hippone en fit la clé de voûte de l'Eglise chrétienne (le Monde de Dieu et du Salut face au monde du diable et du péché) ; vision confirmée, au moins pour le catholicisme, par Thomas d'Aquin. Entre ces deux docteurs de l'Eglise, quelque part du côté de La Mecque et de Médine, un caravanier du nom de Mu'hammad arabisa l'idée pour y fonder son Islam.

 

La tradition spirituelle et philosophique chinoise ne connaît pas cette dualité ontique, socle multimillénaire de la civilisation occidentale. Pour elle, tout ce qui existe forme une unité organique, un Tout-Un dont tout participe, où tout s'intègre, qui engendre tout et qui absorbe tout, qui englobe tout et qui enveloppe tout.

Et ce Tout qui vit, qui se meut et se transforme sans cesse, porte un seul nom : le Tao. Ailleurs, en Inde, il s'appellera le Brahman.

Et au sein de ce Tao unique et absolu, tout ce qui existe, déploie sa propre logique de vie qui s'appelle son tao intérieur. En Inde, cela s'appelle l'Atman ; et les upanishads, ces courts traités métaphysiques d'une profondeur abyssale, fournissent une clé essentielle : Brahman égale Atman. Le Tao absolu et le tao intérieur sont une seule et même réalité qu'il faut travailler afin de les unir, de les fusionner, de les harmoniser. Alors on atteint l'Immortalité puisque chaque existence particulière y est transcendée dans la Tao absolu qui est éternel.

 

Devenir un Immortel, dans la tradition du Tao, c'est atteindre cette extase mystique définitive et radicale : "chevaucher le dragon", dit la sémantique poétique chinoise. En occident, on dirait quitter définitivement le plan humain pour accéder totalement au plan divin, éternel, absolu.

Le Tao n'est pas un autre monde ; le Tao est l'essence vive de ce monde, ici-et-maintenant, partout-et-toujours.

Lao-Tseu, le "vieux maître", a écrit son unique livre, le Tao-Té-King (la "Classique du Réel et de la Puissance"), à la demande du gardien de la passe qui sépare le plan humain du plan divin, qui sépare le plan de l'illusion et de l'apparence du plan du vrai et du réel.

En quatre-vingt-un (la quatrième puissance de trois) courts chapitres, le "vieux sage" livre la quintessence de son système de pensée … comme à contrecœur car : "Celui qui connaît, ne parle pas et celui qui parle, ne connaît pas". La connaissance ultime se confond avec le silence absolu : aucun signe, aucun mot, aucun concept ne peuvent exprimer ce qui vit au-delà de tout signe, de tout mot et de tout concept : "Le Tao qui porte un nom, n'est pas le Tao éternel".

 

Un philosophe grec, présocratique, du nom d'Héraclite d'Ephèse, vers le cinquième siècle avant l'ère vulgaire, contemporain donc de Lao-Tseu, avait formulé la même idée : Panta rhéi, "Tout coule". Le Tao est un immense fleuve vivant qui coule dans le lit du temps ; il est le fleuve de la Vie qui engendre et absorbe tout ce qui vit en lui ; il est le Tout-Vivant. Mais les Grecs n'ont pas entendu Héraclite ; ils ne l'ont pas compris et l'ont surnommé "l'Obscur". Ils ont préféré écouter Parménide d'Elée qui leur parlait déjà de l'Être absolu et parfait … qui allait devenir "Dieu-le-Père" ou "Allah".

 

Pour Lao-Tseu, comme pour Héraclite, l'Être n'existe pas. Tout est en devenir, tout est Devenir. Rien, jamais, n'est achevé. Une Vie achevée s'appelle "mort". Et la mort n'a rien à faire dans un Réel éternel et immortel ! Elle est pure illusion.

Tout est Devenir. Tout est impermanent. Tout est Impermanence. Rien n'est parfait puisque la Perfection achève la Vie et la tue pour instaurer le règne de l'inerte, de l'immobile et de l'immuable : le triste ennui éternel de la Perfection !

Le Tao est vivant ; il est la Vie, jamais achevée, toujours impermanente, toujours en mutations et transmutations. La Tao est Vie. Le Tao est Alchimie de la Vie.

 

Et cette Alchimie de la Vie repose sur un dipôle dont les deux pôles, comme ceux d'un aimant, sont totalement indissociables : l'un ne peut exister sans l'autre. Lorsque l'on coupe en deux un aimant possédant pôles nord et sud, on n'obtient pas un aimant "nord" d'un côté et un aimant "sud" de l'autre. On obtient deux aimants distincts possédant chacun un pôle nord et un pôle sud, à part entière.

De même, la Tao possède deux pôles qui sont son "moteur", qui induisent, partout et toujours, une tension qui fait exister et vivre tout ce qui existe.

L'idée de ces deux pôles bien connus (mais si mal connus) remonte bien loin dans l'histoire de la pensée chinoise. On parle déjà du Yin et du Yang (car, bien sûr, c'est d'eux dont il s'agit) dans le Yi-King (le "Classique de la Mutation"), un livre oraculaire contemporain de Moïse, sans doute.

 

Yin et Yang, donc … Deux polarités inséparables. Et j'écris bien "bipolarité" et non pas "dualité". Il est ridicule de vouloir comparer la bipolarité Yin-Yang avec les vieilles dualités occidentales : blanc-noir, masculin-féminin, actif-passif, bien-mal, …

Il ne s'agit pas de cela. A leur étymologie, Yin et Yang renvoient à l'ubac et à l'adret d'une montagne. L'ubac en est la partie à l'ombre alors que l'adret en est le flanc ensoleillé. Et - c'est là que se noue l'essence conceptuelle de ces notions - au fil de la journée et de la course du soleil, l'adret devient ubac et l'ubac devient adret. De même, au fil des mutations du Tao, le Yin devient Yang et le Yang devient Yin. Tout est cyclique, tout est circulaire. Les cycles d'engendrements réciproques des cinq "éléments"[2] chinois (le Bois, le Feu, le Métal, l'Eau et le Feu) l'expriment parfaitement.

 

Le Tao est un univers si rarement et si mal connu en occident, malgré le nombre important de parutions le concernant.

Le monde du Tao est si étranger à nos modes de penser dualistes, idéalistes, surnaturalistes, qu'il produit un choc, la première fois qu'on l'aborde.

 

*

 

La perfection est l'attribut de ce qui est accompli, achevé, terminé.

La perfection est l'attribut de la Mort !

Pour rester vivant, il faut bannir le mot "perfection" de son vocabulaire et le remplacer par le mot "sagesse".

La perfection est un "objet", un but ; l'objet ou le but d'une démarche, d'un processus. Mais aucun processus réel et significatif n'a d'objet, ni  - d'ailleurs - de sujet. C'est la démarche elle-même qui est trajet ; et le trajet seul est réel. C'est dans son propre trajet même - dans son éthique, dans son esthétique - qu'il faut trouver, ici et maintenant, la source de sa propre joie de vivre.

 

Aucun cheminement n'a de destination, ni de but. Dès que l'on parle en termes de but à atteindre, d'objectif, de finalité, on se trompe toujours lourdement.

Les hommes, depuis toujours, ont construit leurs morales en distinguant les buts "nobles" qui fondent le Bien (perfection, justice, équité, …) et les buts "vils" qui fondent le Mal (richesse, pouvoir, gloriole). Mais, dans les deux cas, ils se leurrent absolument.

Ce n'est jamais ni dans la noblesse, ni dans la vilénie des buts poursuivis que se cache la sagesse de vie ; mais seulement dans la noblesse de l'intention qui, à chaque pas, ici et maintenant, guide le cheminement dans la vie réelle.

 

Au fond, cette intention de vie se réduit à quelques règles de cheminement, à quelques critères simples de choix de vie que l'on applique à chaque fois que le chemin demande une décision.

Le problème de la morale est peut-être d'atteindre une perfection humaine utopique, fantasmée ou mythique : devenir comme les dieux … Mais le problème de l'éthique n'est pas celui-là. Le problème de l'éthique est de se doter de règles de vie qui permettent de faire face à toutes les situations de vie … voire de construire une nouvelle règle pour affronter des circonstances imprévues ou inconnues.

Il s'agit de devenir capable de donner sa propre réponse au monde (y compris à la morale conventionnelle des "autres").

 

Chacun est un processus de vie plongé dans un monde qui, lui-même, est un autre processus de vie. Face à lui, chacun s'est forgé une vocation (un projet de vie) et une identité (une mémoire vécue accumulée).

Pour accomplir cette vocation à partir de cette identité, il est nécessaire d'accéder aux ressources nécessaires et d'œuvrer chaque jour, avec volonté et courage, à cet accomplissement au moyen des talents et de l'expérience, que l'on peut puiser dans son identité

Mais cela ne suffit pas. Encore faut-il se doter de règles de vie (d'une éthique personnelle, donc) pour "optimiser" ce processus d'accomplissement de soi. Il est essentiel de ne rien gaspiller : ni son temps de vie, ni ses ressources de vie, ni son labeur de vie. Il est essentiel de ne pas passer à côté de sa vocation profonde. Il est essentiel de ne pas trahir ou de ne pas mésuser de son identité réelle.

Voilà que commence à ce dessiner une éthique personnelle profonde autour des cinq règles de vie fondamentales.

La relation à sa propre vocation. : on appelle cela la "fidélité" à soi-même.

La relation à sa propre identité : on appelle cela son "honneur" personnel.

La relation aux ressources puisées dans le monde extérieur, en ce compris les "autres" ; on appelle cela la "frugalité" de vie qui est une forme pratique de respect et d'humilité.

La relation à l'activité, au temps de vie que l'on y investit et à l'énergie que l'on y déploie : on appelle cela son "efficience" de vie.

La relation à ses propres règles de vie : on appelle cela la "probité" personnelle.

 

A ces cinq règles de base, il faut ajouter une dernière maxime qui concerne la manière dont ces règles auront à évoluer dans la durée de vie, car une éthique personnelle est un corpus vivant qui s'enrichit, qui se transforme, qui s'invente et qui s'affine. Appelons cela la "cohérence" de vie.

 

Six thèmes éthiques, donc, à méditer, à creuser, à explorer, afin de répondre à ces six défis existentiels que sont la fidélité, l'honneur, la frugalité, l'efficience, la probité et la cohérence.

Chacun, bien sûr, versera, dans les flacons ainsi étiquetés, le vin qui lui convient.

Il y aura des grands crus. Il y aura de l'AOC (comprenez des éthiques conformes à la morale ambiante). Il y aura des piquettes. Il y aura du vinaigre.

Mais essayons de planter les enjeux …

 

La fidélité à sa vocation : avoir le courage et la volonté indéfectibles de se réaliser soi-même en paix avec le monde, malgré le monde, d'aller au bout de toutes ses potentialité et de devenir ce que l'on est. Encore faut-il oser chercher et reconnaître cette vocation …

L'honneur de son identité : ne pas tricher avec ce que l'on est, ne pas jouer de rôle, ne pas accepter que le monde et les "autres" imposent un rôle qui ne serait que masque, que travestissement : ne pas jouer ni laisser jouer avec soi. Sans orgueil, sans forfanterie, sans arrogance. Encore faut-il oser chercher et reconnaître cette identité …

La frugalité envers le monde : en tout, appliquer cet adage du "moins mais mieux" … Sortir impérativement du règne du quantitatif et privilégier, en tout, le qualitatif. Cela concerne toutes les ressources que l'on puise dans le monde. Cela concerne la relation avec les "autres". Il s'agit, en somme, toujours, de privilégier l'intériorité et de réduire l'extériorité au strict nécessaire. Encore faut-il oser chercher et reconnaître ce nécessaire …

L'efficience de ses activités : le temps de vie est court ; le monde est limité et s'appauvrit ; la force intérieure est un petit réservoir qui se vide vite et se remplit doucement. Qui a le droit de gaspiller sa vie ? Qui a le droit de passer à côté de sa vie ? Toute l'énergie intérieure disponible doit être consacrée à la réalisation de sa vocation. Il n'y a place pour aucun divertissement, pour aucune futilité, pour aucune distraction. Seules les activités d'accomplissement profond comptent et méritent effort. Encore faut-il oser chercher et reconnaître ces activités …

La probité envers sa propre éthique : faire impitoyablement la chasse à tout laxisme et se tenir fermement à la belle alliance avec soi-même. Ne pas se mentir. Ne pas tricher. Ne pas cultiver trop d'indulgence avec soi-même, par facilité ou par paresse. Il ne s'agit ni de rigidité, ni de sévérité, ni d'austérité. Il s'agit d'être et de rester aligné sur sa propre vie, sur sa propre éthique, sur ses propres valeurs. Encore faut-il oser chercher et reconnaître ces valeurs …

La cohérence de son propre trajet : chaque vie se construit comme un Temple, sans plan, mais avec une intention et une détermination sans faille. Chaque existence doit devenir une œuvre d'art, une calligraphie unique et belle, inscrite à jamais dans la mémoire cosmique. Au fond, l'éthique personnelle revient à une esthétique personnelle. Il faut se construire une belle vie, une vie belle, une vie qui, à chaque instant, quels que soient les circonstances, les soucis ou les peines, procure de la joie. Encore faut-il oser chercher et reconnaître ce que "joie" veut dire …

 

Que chacun, maintenant, prenne ses propres responsabilités de vie envers soi-même !

 

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Retour à la notion d'Ordre.

 

La notion d'ordre est cruciale. Quand peut-on affirmer qu'il existe de l'ordre au sein d'un ensemble, surtout si cet ensemble est évolutif ? Un phénomène n'est jamais parfaitement identique à un autre ; une relation entre deux phénomènes n'est jamais parfaitement reproductible ou récurrente ; aucune structure n'est réellement permanente.

La "tête de cheval" entraperçue dans le forme d'un nuage n'est qu'un ordre illusoire. L'ordre mécanique des assemblages reproductibles n'existe que dans les artefacts humains. Dans la Nature, au mieux, on ne peut parler que de similarités d'ordonnancement. Mais que signifient "similaire" ou "semblable" ? Il y a là comme une odeur d'approximation, de proximité, de "distance" faible dans l'espace eidétique.

 

La notion d'ordre soulève deux questions : celle de l'existence réelle et non illusoire de formes géométriques ou processuelles dans le Réel, et celle de récurrence, même approximative, de ces formes.

La forme est-elle seulement idéelle et phénoménologique ? Je veux dire par là que c'est l'homme qui "reconnaît" une forme, conçue idéelement par ailleurs, dans un agencement peut-être fortuit : aucun tronc d'arbre n'est réellement conique, cependant tous les troncs d'arbre ont vaguement une forme de cône rugueux, plus ou moins tordu et déformé ; mais une "forme dé-formée" a-t-elle encore un sens opératoire ?

 

L'univers est un vaste ensemble évolutif d'événements qui produit, sans cesse de nouveaux événements venant s'accumuler aux précédents ; tous ces événements ont, entre eux, des relations diverses, notamment d'engendrement (ce qui fonde la notion de "temps" par la précédence de tels événements sur tels autres). Mais cet univers possède-t-il de réelles propriétés d'ordre qui ne soient pas seulement des fictions ou illusions humaines ? Est-il un Kosmos au sens grec ? Ou tend-il vers un Kosmos ? Il y a certes des récurrences approximatives, des similarités indéniables, des processus partiellement reproductibles, des similitudes d'engendrement ; mais tout cela permet-il, sur le plan ontologique et non plus phénoménologique, de fonder les notions d'ordre cosmique ou de "lois universelles" ?

 

En imitant Blaise Pascal, on peut - et c'est mon cas - faire ce pari ; mais est-ce satisfaisant pour l'esprit ?

Il n'en demeure pas moins que, même phénoménologiquement, la notion d'ordre doit impérativement être approfondie, rigorisée, généralisée.

Car voilà bien la seule question que posent, conjointement, la métaphysique et la physique : y a-t-il de l'ordre réel dans l'univers réel ?

Ensuite, viennent des questions secondaires : Quelles sont les règles d'ordre (le Logos du Kosmos) ? D'où viennent ces règles (Dieu transcendant, Hasard ou Intention immanente) ? Quels rapports l'homme doit-il (peut-il) entretenir avec ces règles cosmiques tant au niveau éthique qu'esthétique ? Ces règles sont-elles variables ? Etc …

 

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Trois univers.

 

Mais quel chemin suivre pour atteindre ce UN qui est tout le Réel et qui possède en Lui le principe transcendantal de la cohérence universelle ?

Il existe trois Univers dans la réalité humaine …

 

Il y a d'abord l'univers-réel qui est l'univers du Réel derrière le voile des phénomènes : il est l'univers du MYSTERE

Il y a ensuite l'univers-image qui est l'univers perçu au travers des fenêtres déformantes, partielles et partiales des sens : c'est l'univers profane, c'est l'univers des SAVOIRS.

Il y a enfin l'univers-modèle qui est l'univers (re)construit par l'Intelligence et qui tend à reconstituer le noumène : il est l'univers de la CONNAISSANCE (lorsqu'il est spécifique à un domaine) et l'univers de la GNOSE (lorsqu'il vise la réalité du Réel).

 

La science établit un pont entre l'univers-réel et l'univers-modèle qui passe par l'univers-image qui est celui de l'expérimentation dans les deux sens de l'observation et de la vérification.

La mystique - et avec elle toute démarche initiatique -  tente d'établir un pont direct entre l'univers-réel et l'univers-modèle qui ne passe plus par l'expérimentation analytique et la raison déductive, mais bien par l'illumination holistique et l'intuition symbolique, analogique et anagogique.

 

C'est évidemment cette seconde voie qui est celle de la Franc-maçonnerie.

C'est cette seconde voie que scelle les trois étapes successives des Loges bleues, les étapes d'un périple intérieur, d'une quête à la fois hiramique, hermétique et gnosique afin de découvrir, enfin, la Gloire du Grand Architecte de l'Univers.

 

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[1] Il est à la fois révélateur,  et cynique de noter que le mot grec Nomos qui désigne la loi des hommes et de la cité, signifiait, originellement, l'enclos où l'ion parque le troupeau … Les étymologies ne sont jamais neutres !

[2] Il vaudrait mieux parler des cinq "modalités" que des cinq "éléments".