ALLIANCE – Le magazine de la GLAMF
• Comment définirais-tu la Tradition ?
Le verbe latin "tradere" signifie : "confier, transmettre, enseigner". La Tradition, c'est ce qu'il est nécessaire (pour ne pas trahir et sans rien trahir – un autre sens de "tradere") de confier, de transmettre et d'enseigner à celui qui suit, et que l'on a reçu de ceux qui nous précédèrent.
La question qui s'ensuit est plus délicate : qu'est-il "nécessaire" de transmettre pour que la chaîne ne se brise pas et que la Tradition (la "régularité") reste intacte ? Quel est ce "nécessaire" ? La réponse devient simple dès lors que l'on comprend que la Tradition est un "langage" qui pour être utilisable, implique la transmission d'une "vocabulaire complet" (le "corpus symbolique") et d'une "grammaire compète (le "corpus rituélique").
Enseigner la langue française, c'est en transmettre, progressivement, tous les "mots" et toutes les "règles" de façon à pouvoir exprimer les idées et les sentiments les plus subtils.
La Tradition maçonnique est dont le langage complet permettant d'exprimer et de transmettre l'Alliance (l'épiphanie) entre l'humain initié et le Divin.
• Tu aimes te présenter comme un philosophe de la complexité et de la spiritualité. Alors, la Tradition est-elle un bon exemple alliant ces deux approches ?
Un processus complexe – et la spiritualité en est un – procède toujours par accumulation (comme ma mémoire, comme cet arbre, comme toute expertise).
Le contenu s'enrichit, mais ses structures originelles et fondamentales demeurent.
Ainsi de la spiritualité maçonnique qui est un processus complexe (multiplicité interactionnelle d'historicités, de rites, de personnages, de contextes, ...), et qui, donc, est un processus accumulatif sur une base unique et inaltérable : l'initiation de Métier des constructeurs d'édifices sacrés (chrétiens, au départ) reposant sur un Apprentissage des outils, sur un Compagnonnage de chantier et sur une Maîtrise de l'ouvrage.
La spiritualité est un chantier, à la fois intérieur pour chaque Franc-maçon, et collectif, pour chaque Loge. La Tradition est l'ensemble des outils mis à la disposition des œuvriers sur ce chantier placé sous la direction d'un Maître de la Loge qui a la garde des plans cryptés de l'édifice dans le Volume de la Loi Sacrée sous l'inspiration du Grand Architecte de l'Univers.
Le Temple qui se construit sur ce Chantier est celui où se concrétise l'Alliance (l'épiphanie) entre le Divin et l'humain, c'est-à-dire le lieu Sacré (et immatériel) où l'humain s'élève dans son engagement d'œuvrer à l'accomplissement de l'œuvre divine et sacrée au sein du monde humain et profane.
• Il existe différentes approches de la Tradition, entre sources historiques d’une part, et origines qualifiées de « non humaines », d’autre part. Ces deux approches sont-elles irréconciliables, sauf à considérer la notion de Tradition comme un mythe ?
La Tradition maçonnique est un processus humain et rien qu'humain. Elle n'est pas le fruit d'une "révélation" quelconque venant de l'extérieur, mais d'une "exploration" intérieure du processus de sacralisation d'un Métier au service du Divin immanent et unique qui fonde tout ce qui existe, y compris le Franc-maçon et la Franc-maçonnerie qui sont au cœur d'une quête particulière de l'Alliance entre le Divin et l'humain.
La notion de "révélation" est forcément liée à une vision dualiste du Réel scindé en deux où l'un parle et où l'autre écoute (et assimile). Telle est la démarche théologique. La démarche initiatique éradique toute forme de dualité et pose le Divin, sa réalité et sa vérité au fond de tout ce qui existe et qu'il faut découvrir en suivant un cheminement spirituel initiatique ou autre.
La démarche initiatique est dialectique alors que la "'révélation" est une voie à sens unique.
L'immanence qui exprime que le Divin fonde, sacralise et illumine tout ce qui existe, ne révèle rien, puisque tout est déjà là, exposé au su et vu de chacun ; le problème unique est que la plupart des humains sont sourds et aveugles et n'entendent ni ne voient ce que le Réel leur offre de Divin.
• Peut-on imaginer une approche scientifique de la tradition ? Tu es également physicien et les recherches sur l’origine de l’Univers sont-elles conciliables avec les approches métaphysiques ? La frontière entre ces deux sciences est-elle mouvante ?
La physique des processus complexes repose sur un modèle très général (cosmologique) qui s'applique à tous les processus complexes y compris la FM. Ce modèle possède, comme l'Etoile flamboyante, cinq branches qui s'entrelacent et interagissent entre elles :
Une identité/unité qui définit le processus (ici la Franc-maçonnerie régulière traditionnelle) ;
une intentionnalité/projet qui en est le moteur (ici l'Alliance spirituelle entre le Divin et l'initié) ;
une substantialité/ressource qui en est l'aliment (ici, les symboles et les rituels qui les mettent en œuvre) ;
Une logicité/règle qui en fonde la cohérence optimale (ici, précisément, la Tradition et sa transmission) ;
Une constructivité/accomplissement qui l'accomplit de l'intérieur (ici, le travail des Loges qui vise la reconstruction spirituelle et intérieure du Temple de Salomon à la Gloire du GA de l'U).
La Franc-maçonnerie est un processus humain (donc physique) qui concerne des êtres de chair et de sang et, en tant que phénomène sociologique, elle relève donc de la théorie des processus complexes.
Mais la Franc-maçonnerie vise "l'au-delà" de la physique et de ses composantes et lois : la "physique" répond (tente de répondre") au "comment ?" des phénomènes (et la Franc-maçonnerie est bien un phénomène réel, sociologique, humain, s'accomplissant dans l'espace et le temps au prix d'une considérable dépense d'énergie mentale), alors que la spiritualité (la métaphysique si l'on préfère) vise le "pour quoi ?" (en deux mots : l'intention, le projet, la téléologie, la vocation, ...) des phénomènes : tout ce qui existe (l'humain et la Franc-maçonnerie y compris) a une bonne raison d'exister au service de ce qui est à la Source de tous les phénomènes, eux aussi à son service. Tout ce qui existe, n'existe que pour servir le Divin qui en est la Source unique et pour contribuer à son Accomplissement.
En un mot : le physique est au service du métaphysique.
• Tu as notamment théorisé une approche cyclique de l’histoire de l’humanité. Chacun de ces cycles possède ou construit-il sa propre Tradition, ou celle-ci est-elle une lignée transversale, survivant ou structurant ces cycles ?
L'histoire de la FM suit les cycles paradigmatiques du monde européen qui en est le berceau judéo-helléno-chrétien. En gros :
Durant le paradigme féodal (de 950 à 1500) :
o la féodalité romane (les moines constructeurs) de 1000 à 1250
o la féodalité gothique (les corporations maçonniques) de 1250 à 1500
et durant le paradigme moderne (de 1500 à 2050) :
o la modernité idéaliste (la FM acceptée en Ecosse, Irlande et York) de 1500 à 1750
o la modernité idéologique (la FM éclatée et inféodée au monde profane) de 1750 à 2000
... et la suite à partir de maintenant : la FM régulière et fraternelle, libérée des mythes messianiques de la modernité et dédiée à sa seule mission : la quête spirituelle de l'Alliance avec le Divin...
Ces mythes messianiques de la Modernité sont toutes ces idéologies, de gauche comme de droite, qui promettent le "Salut" de l'humanité, après "le grand Soir, après la grande "Révolution", après l'arrivée du "grand Chef" ; toutes ces idéologies, toujours infantiles et réductrices, qui intoxiquent les esprits faibles des promesses d'un bonheur futur éternel, descendu tout cuit des fourneaux de la politique.
Ces messianismes modernes portent de nombreux noms : capitalisme, socialisme, financiarisme, communisme, nazisme, fascisme, maoïsme, poutinisme, islamisme, etc ...
• En d’autres mots, la Tradition est-elle forcément liée à la métaphysique ?
La FM traditionnelle càd fidèle à ses origines dans le Sacré, est une quête épiphanique (étymologiquement, "l'épiphanie" est la rencontre spirituelle avec ce qui est au-delà de soi) par des voies initiatiques (donc pas du tout par des voies conceptuelles et philosophiques comme les métaphysiques).
Le Divin est partout et en tout, mais l'humain, par orgueil, veut l'ignorer. Le projet initiatique est de rétablir l'Alliance entre ce Divin (qui est le Réel-Un pris comme un Tout sacré) et le petit nombre des humains capable de surmonter ses orgueils et ses anthropocentrismes.
• Que penses-tu de la notion de Tradition primordiale, notamment chez René Guénon ?
En ramenant – avec trop de simplicité, sans doute – les choses en leur centre, la pensée de René Guénon n'a fait que proférer une évidence : il y a le Tout (le Divin-Réel-Un) et il y a la partie (l'humain dans sa petitesse et son éphémérité) qui n'est qu'une infime manifestation locale et provisoire de ce Tout-Un-Divin. Toutes les Traditions spirituelles, dès lors, essaient, par diverses techniques (initiation, prière, méditation, discipline, ...), de réintégrer, par l'intériorité, l'humain dans le Divin, et de rétablir l'Alliance entre eux.
La FM régulière n'échappe pas à cette évidence.
• Peut-on imaginer une évolution de la Tradition ou est-elle figée dans le marbre ?
La Tradition, c'est comme un arbre : cela s'enrichit par accumulation. C'est vivant. Ça pousse, mais ça reste absolument et indéfectiblement fidèle à ses racines, à ses fondements, à ses fondamentaux.
Toutes les tentatives de greffe (notamment lors des périodes révolutionnaires et napoléoniennes en France) ont lamentablement échoué : la greffe de la FM sur un arbre idéologique, ne donne que de l'idéologie et perd toute spiritualité.
• Où se trouve, à ton sens, la limite entre Tradition et traditionalisme ?
Tout dépend de ce que l'on appelle "traditionalisme" qui est un mot qui n'appartient pas à mon vocabulaire. Si l'on entend par là l'idéologie connue comme celle du conservatisme ou du populisme, le traditionalisme n'a rien à voir avec la Tradition au sens spirituel et initiatique du terme.
Si l'on entend par "traditionalisme", la volonté de transmettre avec soin l'héritage que l'on a soi-même reçu afin que les suivants puissent le faire fructifier, alors ce mot ne m'effraie pas.
• Comment éviter le traditionalisme, c’est-à-dire l’exclusion totale de la raison et de toute activité rationnelle ?
Je ne vois pas en quoi il devrait y avoir cette confusion proposée entre "traditionalisme" et "irrationalisme".
Le Réel possède une rationalité intrinsèque dont procède la rationalité humaine ; cela signifie que le Tout-Un-Réel-Divin est cohérent et que, pour être en cohérence avec lui, l'humain doit partager cette rationalité.
Mais, de grâce, ne confondons pas "rationalité" et "rationalisme". La rationalité vise la cohérence globale d'un processus, quel qu'il soit ; alors que le rationalisme est l'idéologie de la seule logique aristotélicienne appliquée à tout et à n'importe quoi, comme seul et unique garant de l'atteinte de la vérité.
Il faudrait bien faire comprendre aux tenants de ce rationalisme infantile que la vérité absolue est inaccessible à l'humain et que tous les efforts de sa rationalité doivent viser la véracité (le vérifiable) et la véridicité (dire ce que l'on tient pour vérace), mais pas la vérité.
De plus, le rationalisme exclut l'intuition qui, pourtant, l'histoire des sciences en atteste, est la source la plus fantastique d'hypothèses neuves dont certaines se sont révélées d'une extraordinaire véracité (pensons au principe de relativité d'Einstein que les rationalistes de l'époque ont rejeté en bloc).
La vérité absolue est hors d'atteinte, mais on peut s'en rapprocher. Les humains ont inventé de beaux chemins pour cela qui peuvent se nommer la science ou la Franc-maçonnerie, mais qui, selon d'autres paysages, peuvent parfois s'appeler le kabbalisme, le taoïsme, le védantisme, le soufisme, le johannisme, le yoguisme, le monisme ...
• Doit-on associer la Tradition à la transmission ?
Oui, bien sûr. Le verbe latin "tradere" signifie tout à la fois "préserver", "transmettre" et "enseigner". Ce verbe concerne essentiellement tout patrimoine, toute bonne gestion patrimoniale. Toute Tradition est un patrimoine que l'on a le devoir de protéger, de faire fructifier et de transmettre aux générations suivantes.
C'est le cas de la Tradition maçonnique !
• Quelle place pour l’intuition et pour l’expérience individuelles ?
L'intuitivité complète le ressenti analytique de la sensitivité, par un ressenti global (d'une situation, d'une assemblée, d'un contexte, d'un monde, etc ...).
La Tradition est un processus global de remise en ordre des ressentis de façon à construire, intérieurement, un édifice de Connaissance et d'Alliance entre intériorité et extériorité.
L'intuition et la Tradition se nourrissent donc l'une l'autre, mais sans exclusivité : l'analyse détaillée des symboles ou gestes ou répliques d'un rituel sont aussi spirituellement "nourrissant" que la trace globale que l'intuition en a révélé.
• La FM laisse une place importante à l’interprétation mais peut imposer des visions traditionnelles. Je pense notamment à la notion de GADLU. Serait-il l’architecte de la tradition ?
Le Grand Architecte de l'Univers est un des symboles centraux (avec le Volume de la Loi Sacrée et le Temple de Salomon, notamment) de la FM. Sans ce symbole, toute la démarche devient caduque et passablement ridicule puisque la FM a pour vocation de construire le Temple intérieur où l'épiphanie entre le Franc-maçon et le Grand Architecte devient possible.
Maintenant, si par "interprétation", l'on entend l'idée de "spécifier qui ou quoi" est le GA de l'U, l'opération est oiseuse. Les mots en eux-mêmes suffisent et parlent d'eux-mêmes : le GA de l'U est le moteur ultime de la construction du Tout qui existe, appelé "univers" (ou Réel, ou Un, ou Divin). Qu'importe les mots ! Le seul essentiel est de bien comprendre que le Réel est architecturé, c'est-à-dire ordonné, régulé, organisé, ... que le hasard n'y joue qu'un rôle minime (mais parfois effectif).
Le seul vrai débat, au sein de ces notions, oppose "finalisme" et "intentionnalisme".
"Le Finalisme" affirme que, lorsque le Temple universel sera achevé, il ne fera qu'actualiser tout ce qui avait été prévu et décidé de longue date, dans le moindre détail.
"L'Intentionnalisme" affirme que le Temple se construit au fur et à mesure des opportunités offertes par le Chantier du monde et que cette construction est portée par l'intention d'accomplir le meilleur avec chaque opportunité qui se présente, dans le cadre d'une cohérence avec ce qui a déjà été réalisé ; le Temple ne sera jamais achevé car, à tout moment, de nouvelles voies, de nouvelles perspectives inattendues et imprévisibles s'offrent au Grand Architecte et au œuvriers sur le Chantier du temple.
• Dans quelle mesure la Tradition peut-elle constituer un socle commun à des pratiques maçonniques qui ont fait de leurs spécificités propres leur raison d’être ?
Tous les chênes ne sont pas identiques, mais tous restent des chênes, avec le même code génétique et les mêmes lois internes de cohérence et de construction de soi, fidèles à toute la filiation des chênes.
Prendre, comme le font les pseudo-maçonneries irrégulières, des groseillers ou des orties et les baptiser "chênes", relève de la supercherie, voire de la falsification.
"Les chiens ne font pas des chats" dit le dicton. Il en va de même avec la FM qui, depuis un millénaire, se construit à partir des mêmes racines spirituelles et initiatiques.
C'est cela la "régularité" (à ne pas confondre avec les "reconnaissances" obédientielles administratives).
Mais, bien sûr, chaque obédience, chaque Loge et chaque Frère pourront vivre et faire vivre ce patrimoine reçu en héritage à sa manière, selon sa culture, son époque et son lieu, mais sans jamais trahir les fondamentaux qui ont déjà été mentionnés plus haut.
• Comment lire cette phrase d’Herriot : « La tradition, c'est le progrès dans le passé ; le progrès, dans l'avenir, ce sera la tradition » ?
La Tradition n'a rien d'un épiphénomène sociologique ou historique. Bien au contraire, la Tradition, pour être authentique, doit viser l'intemporalité et le dépassement de l'humain.
Le Divin, quoique vivant et présent au cœur de tout ce qui existe dans le Réel, est le noyau intemporel de celui-ci ; il est "l'En-Soi" du Réel. La Tradition, en tant qu'héritage "méthodologique" de reconstruction de l'Alliance entre le Divin (intemporel) et l'humain (temporel), se doit d'être la plus intemporelle possible pour être en cohérence avec son projet.
• Pour paraphraser l’échange entre Napoléon et Laplace, "et Dieu dans tout ça ?"
Dieu n'est qu'un mot.
Autant le substantif "le Divin" me charme et m'envoûte, autant le mot "Dieu", par la personnification et l'anthropomorphisme qu'il évoque, me rebute !
Laissons ce Dieu aux croyances populaires des esprits simples et pauvres, et cultivons le sens du Divin. Cultivons la Foi en l'Alliance au-delà de toutes les croyances théologiques ou magiques.
• Quelle est ton actualité (littéraire notamment) ?
J'ai dix-sept manuscrits en cours d'édition (de 2025 à 2027) chez quatre éditeurs (Dervy, Numérilivre, JMG et divers labels du groupe Piktos) dont quatre traitent plus spécifiquement de thèmes maçonniques.
En cours, je co-dirige un livre de contributions diverses sur le thème de : "Qu'est-ce qui arrive à l'Amitié ?" chez Numérilivre.
En projet, je médite une grosse synthèse sur la philosophie des processus complexes, qui s'intitulera, vraisemblablement "L'Harmonie divine du Réel".
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