Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Notes de prospective.

Notes préalables à mon livre en cours à propos de l'oeuvre de Thierry Gaudin

Prospective générale

 

Le chaos qui s'est installé dans le monde humain vers 1975, durera une cinquantaine d'années. Nous devrions en sortir entre 2025 et 2030.

Ce chaos signe le fait que les modèles de régulation du passé ne fonctionnent plus (l'étatisme, le démocratisme, le mercantilisme, le financiarisme, le mécanicisme, le pédagogisme, l'égalitarisme, l'universalisme, …) et qu'un nouveau paradigme doit émerger, sur d'autres bases et sur d'autres principes (voir, en ce sens, ma bibliographie en fin de cet ouvrage).

 

De plus, non seulement nous sortons du paradigme de la Modernité né à la Renaissance (durée de 1500 à 2050), mais nous sortons aussi d'un cycle civilisationnel : celui des idéalismes messianiques né lors de la chute de l'empire romain (durée de 400 à 2050) et porté par des idéologies comme le christianisme, l'islamisme, le socialisme, le populisme, etc …

Double bifurcation, donc.

 

Face à ces fins de cycle, trois attitudes sont possibles :

 

  • L'aveuglement et la croyance que tout va reprendre sa place et continuer comme avant. C'est, selon ma terminologie, la "courbe rouge".
  • Le régression et le passéisme qui visent à restaurer la "gloire" d'antan (le néo-confucianisme de Xi Jinping, le néo-tsarisme de Poutine, le néo-califat d'Erdogan, le néo-islamisme des Frères musulmans, etc …). C'est la "courbe noire".
  • Le deuil du passé et l'accouchement d'un futur à inventer. C'est la "courbe verte".

 

Bien sûr, seule cette troisième attitude a un avenir, les deux autres conduisant, tout simplement, à l'effondrement du monde humain.

Il faut donc assumer pleinement le saut de complexité auquel le monde humain est confronté du fait de sa démographie délirante, du fait des pénurisations de toutes les ressources, du fait des dérégulations fortes de tout l'écosystème, du fait de l'irréversible montée du numérique, du fait de l'échec tant des nationalismes que du mondialisme, du fin de l'exténuation du modèle industriel, etc …

Il faut donc faire son deuil de tout cela. Et, selon le modèle d'Elisabeth Kübler-Ross, l'initiatrice, aux USA, des soins palliatifs, faire son deuil passe par cinq étapes successives :

 

  1. Le déni : non, rien ne meurt, les experts sont des menteurs et des ignares.
  2. La culpabilisation : qui est le responsable du problème ? Où est le bouc émissaire ?
  3. La négociation : comment différer l'inévitable ?
  4. L'effondrement : il n'y a plus rien à faire d'autre qu'à se laisser mourir.
  5. La sublimation : bon, qu'est-ce qu'on fait pour s'en sortir ?

 

Il suffit de lire les journaux ou d'écouter les discours pour comprendre que plus le temps passe et plus l'on progresse dans ce processus. Il semble que la phase de déni soit derrière nous. Mais depuis dix ans, on s'enlise dans les phases intermédiaires.

L'anti-occidentalisme débile en Islamie, en Russie ou en Chine est typique de la culpabilisation.

L'absurde obstination à implanter partout des éoliennes aussi thermodynamiquement absurdes que financièrement non-rentables, relève de la phase de négociation pour différer l'inéluctable (le frugalité généralisée).

Le découragement de plus en plus profond des jeunes générations (notamment en termes d'études, de travail et de couple) est typique de la phase d'effondrement.

Quant à la phase de sublimation et de passage du cap difficile, on en est encore assez loin … alors qu'il y a urgence.

 

Il y a eu les "Trente glorieuses" de 1945 à 1975.

Il y eut ensuite les "Trente piteuses" de 1975 à 2005.

Et puis, c'est le tour des "Trente calamiteuses" de 2005 à 2035 (guerre d'Irak de 2003 à 2011, crise des subprimes en 2007 et 2008, guerre en Libye en 2011, attentats islamistes à Paris en 2015, à Nice et à Bruxelles en 2016, présidence US de Donald Trump de 2017 à 2021, Brexit en 2020, pandémie Covid en 2020 et 2021, guerre en Ukraine en 2022, crise énergétique à partir de 2022, …).

Ensuite : soit l'échec dans l'effondrement (collapse), soit la réussite dans l'émergence.

 

Un cycle paradigmatique dure, en moyenne, 550 ans (Hellénité de -700 à -150, Romanité de -150 à 400, Christianité de 400 à 950, Féodalité de 950 à 1500, Modernité de 1500 à 2050).

Mais chaque cycle connaît une structure interne en trois phases (illustrées pour la Modernité) :

 

  • Construction : 200 ans (philosophie humaniste et rationaliste).
  • Apogée : 150 ans (délires royaux, révolutionnaires et impériaux).
  • Dépassement : 200 ans (hystérie industrielle et idéologique).

 

Ainsi, la Modernité, à partir de 1850 environ, lance d'immenses projets d'investissement en Europe et de colonisation hors Europe, qui vont entraîner, à la fois, un vaste essor économique et social, trois grandes guerres (1870-1871, 1914-1918, 1939-1945) et une explosion idéologique et totalitaire (communismes, fascismes, nazisme, socialisme, populisme, illibéralisme).

 

A partir de là, après les "Trente glorieuses" qui instaurèrent une paix politique "froide", une décolonisation générale et une prospérité économique globale, le constat est clair : le dépassement des institutions modernistes est consommé, le monde est face à un saut énorme de complexité que ces institutions ne sont plus capables de (di)gérer. On entre dans la zone chaotique des "Trente piteuses", suivies par les "Trente calamiteuses" où le nouveau paradigme (celui de la Noéticité) germe et se développe sur d'autres bases, d'autres principes et d'autres valeurs.

Ce nouveau paradigme devrait supplanter la Modernité entre 2035 et 2050.

 

Il est vraiment essentiel de réviser de fond en comble notre vision de l'histoire humaine, non pas comme une progression linéaire ponctuée par des personnages ou batailles spectaculaires, mais bien comme une concaténation de cycles intriqués, sur différents niveaux de durée, qui connaissent, chacun, un phase de construction, une phase d'apogée et une phase de dépassement suivie d'une phase chaotique qui aboutit soit sur un effondrement cataclysmique, soit sur l'émergence du cycle suivant.

 

Cette histoire humaine possède sa logicité propre, mais globale. Les gesticulations politiques, économiques et sociales n'y jouent qu'un rôle mineur, seulement sur le court terme.

Le seul moment d'indétermination profonde est celui de l'émergence à partir du fond chaotique ; là, plusieurs scénarii sont possibles (comme on le sait depuis que la théorie du chaos a mis "l'effet papillon" en évidence).

Une fois émergé du chaos initiateur, chaque cycle paradigmatique a sa logique propre qui se déroulera jusqu'à son effondrement final, quoique les humains fassent.

 

En guise de métaphore, on peut voir la chose comme la construction et l'occupation d'une maison :

 

  1. L'effondrement du cycle précédent et la période chaotique qui l'a suivi, a fait place nette ; le terrain est prêt.
  2. Alors débute la vraie phase créative : les plans d'architecte.
  3. Phase de construction : le chantier démarre avec ses aléas, ses adaptations, ses heurs et malheurs, mais fondamentalement, le chantier suit cahin-caha le déroulement prévu.
  4. Phase d'apogée : une fois la maison construite - plus ou moins bien … -, on l'habite et on la décore de mille manières, plus ou moins imaginatives ; mais sans que la maison soit transformée ; elle reste identique à elle-même, dans la logique de son plan.
  5. Phase de dépassement : puis la maison commence à ne plus être adaptée au nombre et aux vœux de ses habitants et l'on commence des travaux d'agrandissement, de réaménagement, de réparations, etc … Les matériaux de la maison commence à vieillir et vont arriver en fin de vie ; les travaux d'aménagement ont, de plus, ébranlé les structures : des fissures et des crevasses apparaissent, le bâtiment se délabre, doucement mais sûrement, irréversiblement, et de plus en plus vite jusqu'à l'effondrement.
  6. Et le cycle, alors, peut recommencer par une phase chaotique où l'on s'abrite comme l'on peut dans les ruines encore debout, mais où les architectes doivent dare-dare repenser de nouveaux plans pour la nouvelle demeure qui devra correspondre aux nouveaux cahiers des charge.

 

Nous vivons une telle époque d'effondrement du paradigme d'avant, de fond chaotique et d'émergence du paradigme d'après. Mais qui sont les "architectes" qui vont établir les plans pour le chantier qui commence ?

Qui que soient ces      architectes, il faudra répondre au sept questions de fond qui définiront la logicité du nouveau paradigme (voir ci-dessus).

 

Qui donc va y répondre ?

Certainement ni les politiciens (qui s'occupent, plus ou moins correctement, du présent), ni les historiens (qui se débattent avec le passé).

Encore moins les idéologues qui n'ont qu'une seule idée : imposer leurs fantasmes archaïques.

Qui, alors ?

Les entrepreneurs qui lancent des projets innovants. Les technologues qui inventent des outils nouveaux. Les prospectivistes qui indiquent des chemins possibles et soulignent les options impossibles. Certains intellectuels plus lucides que ces autres figés dans le court terme de la notoriété.

 

Ce travail architectonique est donc très dispersé, très fragmentaire, très hétéroclite, laissant au chantier une large marge d'improvisation, d'essais et erreurs.

 

L'industrialisme marque la phase de dépassement, donc de déclin du paradigme moderniste.

 

  1. Il a induit une cristallisation du discours politique dans une bipolarité inepte : la Gauche (le camp des "prolétaires") et la Droite (le camp des "patrons").
  2. Il a induit une logique de surconsommation suicidaire (tant pour les personnes que pour la planète) à grands coups de publicité et de marketing de masse.
  3. Il a induit une financiarisation de l'économie qui, aujourd'hui, se scinde en deux "camps" opposés : l'économie entrepreneuriale et l'économie spéculative.
  4. Il a induit un gigantisme démesuré et un impérialisme commercial rendus indispensables par les économies d'échelle qu'ils permettent.
  5. Il a induit une créativité au service de la baisse des prix de revient ou de l'augmentation des ventes.
  6. Il a induit un management "guerrier" de conquête et de puissance.
  7. Il a induit une exacerbation du quantitativisme (du culte de la quantité et du quantitatif).
  8. Il a induit une obsession du prix qui doit être toujours plus bas (quitte à laminer les marges vitales des fournisseurs)

 

Mais aujourd'hui, la mutation paradigmatique est en cours, induit l'effondrement de l'industrialisme et change complètement les règles du jeu. Reprenons point par point …

 

  1. Il n'y aura plus ni de prolétaires (remplacés par des robots), ni de salariés (chacun sera sa propre entreprise).
  2. La pénurisation de toutes les ressources impose une frugalité généralisée.
  3. Les entreprises de demain participeront de l'économie de la connaissance et de l'immatériel, qui ne demande que peu de capitaux financiers.
  4. La complexification induit des réseaux de petites entités autonomes (le triomphe du "small is beautiful" de Schumacher : souplesse, agilité, rapidité).
  5. La créativité revient au service de l'innovation et du long terme.
  6. Le management devient "jardinier" au service de la pérennité de l'entreprise, du service, de la relation et de la confiance.
  7. La quantité cède la place à la qualité et à la durabilité.
  8. Le prix passe après la valeur d'utilité, d'usage et d'utilisation.

 

*

 

Prospective spirituelle.

 

Le 21ème siècle sera spirituel ou ne sera pas.

Phrase faussement attribuée à André Malraux, mais grande vérité néanmoins.

Le positivisme du 19ème siècle et le nihilisme du 20ème (et le matérialisme qui les a accompagnés) se sont révélés être des impasses notoires et calamiteuses.

Un renouveau spirituel est indispensable (et exigé par les générations montantes) pour rendre sens et valeur au Réel, c'est-à-dire à la Matière, à la Vie et à l'Esprit.

Cependant l'ère messianique, commencée vers 400, se terminera bientôt, vers 2050 : finie l'eschatologie christique, la sotériologie féodale, les idéologies modernistes (marxisme, socialisme, technologisme, industrialisme, financiarisme, bourgeoisisme, tiers-mondisme, universalisme, égalitarisme, …).

Oui, le 21ème siècle sera spirituel !

Mais de quelle spiritualité parle-t-on ?

 

Depuis des temps immémoriaux, les communautés humaines ont reproduit, pour perdurer, le ternaire cosmique : le territoire, l'activité et l'ordre (la Matière, la Vie et l'Esprit, - la substantialité, la vitalité et la logicité).

Et cela donna, à l'échelle humaine, la tripartition mise en évidence par Georges Dumézil (1898-1986) : le guerrier, l'artisan et le prêtre (le politique, l'économique et le noétique - la civilité, la prospérité et la spiritualité).

 

Si, comme on peut le penser, chaque civilisation (l'ère antique, d'abord, et l'ère messianique, ensuite) est composée de trois paradigmes qui, dans l'ordre, se révèlent d'abord noétique (Chaldéité, Christianité), puis politique (Hellénité, Féodalité) et enfin économique (Romanité, Modernité), il y a fort à parier que le paradigme qui est en train d'émerger sera noétique[1], c'est-à-dire fortement imprégné de spiritualité, d'intériorité, de religiosité …

 

L'histoire de l'humanité s'égrène autour de trois types de lieux successifs : la Nature, la Campagne et la Ville, et a développé, pour chacun d'eux, des spiritualités idoines d'abord chamanistes (les "puissances mystérieuses et occultes"), puis animistes (les "âmes singulières de chaque être") et, ensuite, théistes (les "dieux qui surplombent les humains et décident de leur sort").

Ces théologies théistes urbaines ont finalement convergé, à partir d'il y a deux mille ans, vers des monothéismes que nous connaissons encore.

 

Aujourd'hui, un quatrième type de lieu s'ouvre avec un nouveau champ d'interrogations et d'invocations : ce lieu est l'espace numérique de la connaissance et de l'immatériel, qui induira de nouvelles formes de spiritualité.

Lesquelles ?

 

Après les "puissances", les "âmes" et les "dieux", il me semble que le mot-clé sera les "intentions" ,; ce qui donnera sens et valeur, ce qui suscitera questionnement, ce qui constituera le Sacré, ce sera l'Intention cosmique première, ultime et fondatrice de toutes les évolutions (n'oublions pas que l'évolutionnisme fut la grande révolution philosophique et intellectuelle de la Modernité finissante) et, ensuite, les multiples déclinaisons de cette Intention première en une multitude d'intentions singulières et particulières qui animent tout ce qui cherche l'accomplissement de soi et de l'autour de soi.

Dis-moi quelle est ton intention et ton chemin d'accomplissement, et je te dirai ce qui est sacré pour toi …

 

L'intention - ou in-tension pour "tension intérieure" - exprime cette bipolarité cruciale (constructive ou destructive) entre ce que l'on est déjà devenu et ce que l'on peut encore devenir. Elle indique la vocation profonde de son porteur.

 

Tout cycle historique se développe en cinq phases :

 

  1. La phase "création" avec enthousiasme naïf.
  2. La phase "développement" avec construction effrénée.
  3. La phase "apothéose" avec saturation hautaine.
  4. La phase "déclin" avec exacerbation délirante.
  5. la phase "effondrement" avec dislocation conflictuelle.

 

Pour un cycle paradigmatique, chacune de ces phases dure environ un siècle, les deux premières constituant la construction du paradigme, la troisième constituant l'apogée du paradigme et les deux dernières constituant le dépassement du paradigme (cfr. plus haut).

 

Pour le paradigme de la Modernité, on reconnaît :

 

  1. La phase humaniste (Montaigne, Pic de la Mirandole, Marsile Ficin, …) de 1500 à 1600.
  2. La phase rationaliste (Galilée, Descartes, Leibniz, Spinoza, …) de 1600 à 1700.
  3. La phase criticiste (Hume, Locke, Kant, Montesquieu, Marx, …) de 1700 à 1850.
  4. La phase positiviste (Nietzsche, Comte, Husserl, Russell, …) de 1850 à 1950.
  5. La phase nihiliste (Heidegger, Sartre, Foucault, Derrida, Althusser, …) de 1950 à 2050.

 

Nous vivons, aujourd'hui, la dernière phase de la Modernité (la fin de la phase de nihilisme, d'industrialisme, de socialisme, de consumérisme, de mécanicisme, de réductionnisme, d'idéologisme, d'égalitarisme, de réductionnisme, de monothéisme, de dualisme, etc …).

Les prémisses du nouveau paradigme sont déjà en cours d'émergence (continentalisation, écologisation, robotisation-algorithmisation, réticulation, respiritualisation (intentionnalisation), patrimonialisation et conscientisation),

 

Les trois phases de tout cycle historique (tant civilisationnel que paradigmatique) sont, d'abord, sous dominante noétique, puis, politique, et enfin économique.

On fait d'abord de la foi, puis de la loi, puis de l'argent.

 

Le paradigme de la Modernité fut le dernier de la civilisation messianique et, depuis la Renaissance, tend à assurer la suprématie du socioéconomique sur le noétique christique (de 400 à 950) et sur le politique féodal (de 950 à 1500).

 

De même, l'industrialisme (accompagné par le socialisme, le consumérisme et le financiarisme, de 1850 à 2050) est la dernière phase, à dominance socioéconomique, du paradigme moderniste qui se meurt aujourd'hui.

 

Il convient alors d'acter que l'émergence du nouveau paradigme et de la nouvelle civilisation, se construira sur un socle à large prédominance noétique, donc aussi spirituelle.

 

On peut constater que le processus de déclin (de dépassement, donc) d'un paradigme (soit 350 ans, environ, après sa naissance) est toujours enclenché par d'importantes innovations techniques, par exemple :

 

  • vers -350 pour l'Hellénité : les machines de guerre (prémices de la professionnalisation),
  • vers +200 pour la Romanité : les moulins (prémices de la maîtrise des énergies),
  • vers +750 pour la Chrétienté : les ateliers métallurgiques (prémices de la maîtrise des métaux),
  • vers +1300 pour la Féodalité : l'assolement triennal (prémices de la production de masse et de la marchandisation),
  • vers +1850 pour la Modernité : l'automatisation des machines-outils (prémices de la numéricité).

 

[1] Voir à ce sujet mon livre : "L'Âge de la Connaissance - Principes et Réflexions sur la révolution noétique au 21ème siècle" (Ed. M2 - 2005)