Lettre à mon ami Matthieu Ricard sur l'altruisme
Dans son livre "Plaidoyer pour l'altruisme", mon ami Matthieu Ricard plaide pour une régulation du rapport entre évolution (absurdement croissante) des populations et évolution (dramatiquement décroissante) des ressources, au moyen de l'altruisme qu'il assimile à la bienveillance, à la bonté, à la sollicitude, à la gentillesse, à la fraternité, à la solidarité, mais qu'il se garde bien de marquer au sceau de la charité chrétienne ou de la compassion bouddhiste.
Sans l'énoncer comme tel, il plaide pour une civilisation mondiale du nivellement des ressources (moins de disproportions entre riches et pauvres) par le partage et de la frugalisation de la vie (moins de consommation et plus méditation, moins d'extériorité et plus d'intériorité) par la spiritualité.
Sa thèse centrale marche bien en équilibre sur deux jambes : plus de sérénité par plus d'équité, et plus de frugalité par plus de spiritualité, et conduit à un cercle vertueux : sérénité, spiritualité, frugalité et spiritualité convergent et s'impliquent, se nourrissent et se confortent mutuellement dans une ascèse existentielle parfaitement laïque et accessible à tous. Là est toute sa démonstration … et il a raison … mais …
Le problème majeur est que ni les riches, ni les pauvres ne sont prêts à entrer dans une logique de partage et de frugalité : les riches veulent devenir plus riches encore et les pauvres veulent devenir riches, et tous se fichent de l'avenir de l'humanité comme d'une guigne. Jouir ici et maintenant - et, aussi, demain matin, si possible … après, on verra - ; jouir ici et maintenant du plus possible de biens matériels : tel est le leitmotiv dominant de toute l'humanité depuis la nuit des temps (sauf, bien sûr, une poignée de spirituels qui a compris, depuis toujours, l'inanité et l'imbécillité d'une telle posture).
Désolé Matthieu, mais tu fais de l'idéologie ; toi aussi, comme les autres, tu cherches à construire - très pacifiquement, j'en conviens - un "homme nouveau" conforme à tes vœux … L'animal humain ne fonctionne pas comme cela, Matthieu, à notre grand dam à tous les deux.
Que se passera-t-il dès lors ? Les humains ne changeront pas et continueront de consommer de plus belle sans se préoccuper le moins du monde de l'avenir, à moyen et long terme, de l'humanité et de la planète. De plus en plus de ressources deviendront pénuriques après que les artificiels et fallacieux "bois de rallonge" seront épuisés.
Alors le constat global sera terrible : il y aura (il y a déjà, mais tout le monde feint de l'ignorer) des milliards d'humains en trop qu'il sera concrètement impossible de maintenir en vie. Quatre castes se mettront en place : les forts qui ont la puissance, militaire ou autre, pour conquérir les stocks de ressources, les riches qui possèdent ces stocks de ressources, les parasites qui tenteront de voler des ressources aux riches et les résignés qui se laisseront mourir de gré ou de force. A cela, il faudra surajouter les effets dévastateurs de la surexploitation de la planète sous la forme de dérèglements climatiques de plus en plus amples, de catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes, d'épidémies gravissimes, spontanées ou déclenchées artificiellement, d'épizooties liées aux élevages intensifs et crapuleux, aux famines dues à la raréfaction et à l'appauvrissement des terres arables, et aux sècheresses épouvantables et irréversibles un peu partout, sans parler de la disparition progressive des pollinisateurs.
Les quatre castes décrites se livreront une guerre sans merci, dont l'enjeu est la survie du petit nombre qui restera - s'il reste quelqu'un.
Les riches devront posséder les armes nécessaires pour combattre les forts et pour repousser les parasites. Il y a beaucoup à parier que les forts et les riches s'allieront, dans un premier temps, pour exterminer les parasites et les condamnés. Dans un second temps, les forts devenus riches et les riches devenus forts ne formeront plus qu'une seule caste, mais divisée en empires continentaux. Si la population de chacun de ces empires est suffisamment peu nombreuse, la paix peut s'installer pourvu que la démographie y soit drastiquement jugulée. Sinon, ils s'entretueront jusqu'à ce que la population humaine mondiale redescende nettement sous la barre fatidique des deux milliards.
Tout cela serait évitable si l'humanité entière, par un coup de baguette magique, atteignait la sagesse nécessaire pour suivre Matthieu Ricard. J'ai le plus grand doute sur la possibilité de ce genre de miracle car je suis extrêmement lucide et pessimiste quant à la nature humaine.
Il te reste, cher Matthieu, à te retirer dans ton ermitage de l'Himalaya. Quant à moi, je me suis déjà reclus dans ma ferme, dans les collines et les forêts du Morvan.
Marc Halévy, 30/12/2014