Faire son deuil !
Forte de sa terrible expérience de rescapée d'Auschwitz, Elisabeth Kübler-Ross émigre aux Etats-Unis où elle fonde les soins palliatifs et l'accompagnement psychologique des personnes atteintes d'une maladie incurable. De là naît une théorie simple et solide : lorsqu'on informe quelqu'un de l'incurabilité de sa maladie et de la proximité de sa mort, celui-ci passe par cinq stades successifs.
Le premier : le déni. Le diagnostic est faux. Les médecins et spécialistes sont des ânes bâtés. Ils se trompent. Ils mentent.
Le deuxième : la culpabilisation. Puisque maladie il y a, il doit bien y avoir un responsable, un coupable. Et comme, selon lui, ce ne peut être le malade lui-même, c'est forcément quelqu'un d'autre : les proches, un ennemi, le sort, la société, Dieu …
Le troisième : la négociation. Qu'il y ait ou non un coupable responsable, la maladie demeure et avance. Il faut alors arracher des bois de rallonge, des espérances, des promesses : "si je fais ceci … alors n'est-ce pas que …". Appel au miracle contre force prières.
Le quatrième : l'effondrement. Puisque tout est fichu, alors il ne reste rien. Désespérance radicale. Pour quoi donc continuer à se battre. Autant en finir le plus vite possible. Plus rien n'a d'intérêt. Plus rien ne vaut la peine.
Et le cinquième : la sublimation. Il faut vivre magnifiquement ce qui reste à vivre. Peu importe la quantité pourvu que la qualité y soit. Il faut se préparer - et préparer les autres - joyeusement à l'après …
Ce processus de deuil n'est pas que personnel. Il est également collectif. Nous le vivons en ce moment de fin de l'ère moderne, de fin de la foi chrétienne, de fin du modèle économique financiaro-industriel, de fin des idéaux humanistes … Nous vivons la fin d'un monde. Du monde qui nous a vu naître et où nous avons grandi, travaillé, vécu.
Un autre monde est en train de naître bâti sur d'autres principes, sur d'autres principes, sur d'autres valeurs.
En gros, ce monde nouveau qui s'enclenche sous nos yeux aujourd'hui, aura pour piliers l'intériorité (spiritualité, eudémonisme, personnalisme, joie de vivre), la réticularité (réticulation collaborative, réseaux réels et virtuels, communalisme, multi-appartenance, post-géographisme, abolition technologique du temps et de l'espace, anti-étatisme), la frugalité (consommations minimales, exclusion du superflu, du frivole, de l'inutile, du futile, du spectacle et du divertissement, triomphe de la valeur d'usage sur le prix bas), l'immatérialité (activités construites sur des patrimoines faits de connaissances, d'intelligences, de talents, d'excellences et de virtuosités, généralisation d'un élitisme bienveillant et ouvert, anti-égalitarisme), et la liberté (autonomie de chacun, solidarités électives et sélectives, créativités, partenariats, anti-salariat, anti-assistanat, responsabilité individuelle, chacun est son propre fonds de commerce).
Bien sûr d'énormes forces réactionnaires (de gauche comme de droite, sous le label de "social-étatisme") sont prêtes à tout - même au suicide collectif - pour empêcher ou ralentir le déploiement de ce nouveau cycle paradigmatique qui ruine et réduit à néant tous leurs fonds de commerce liés au cycle précédent.
Qu'on le veuille ou non, il faudra bien que nous fassions notre deuil du monde précédent qui disparaît à vive allure, malgré les acharnements thérapeutiques des gouvernements et institutions. La question est : où en sommes-nous de notre processus de deuil ?
Marc Halévy, 3/9/2015.