Une société sans risque
Il suffit de pousser sur la touche "reset" pour que tout s'arrête, sans frais et sans remords, sans dégâts et sans crises.
Ces "expériences" artificielles et virtuelles font de la vie un jeu réversible, où il n'y a aucun risque. Le miracle permanent, c'est la touche "reset" qui est perpétuellement à portée de doigt. Dans la vie réelle, cette touche n'existe pas et tout y est irréversible.
La technologie, en virtualisant le vécu et le ressenti, semble permettre une salutaire évasion loin du second principe de la thermodynamique, loin de ce principe ontique d'irréversibilité de toute évolution complexe.
Les jeunes urbains d'aujourd'hui, de plus en plus souvent, vivent une vie amoureuse schizophrénique : on s'aime, on fait des choses ensemble (plus souvent ludiques que sexuelles), on est mutuellement fidèle, on soigne sa mise et son apparence, on applique des règles de séduction et de respect envers l'autre … mais on garde chacun son appartement !
On vit à deux, mais on ne vit pas ensemble. Il n'y a pas de vie commune. On ne rencontre l'autre que lorsque tout est arrangé : soi, l'autre et les circonstances. Pas de risque. Pas d'engagement. Pas d'implication. Demain, on se séparera peut-être, et il faudra que cela se passe sans peine (dans les deux sens du mot : tristesse et difficulté), sans problèmes, sans heurts. Surtout pas de souffrance. Le culte de soi interdit la mise en danger de soi.
Il n'y a plus là aucune prise de risque ; c'est la vie sécuritaire absolue.
Cette tendance est évidemment désastreuse puisqu'elle vide la vie de la réalité de l'autre, puisqu'elle déresponsabilise totalement chacun, puisqu'elle interdit toute intimité réelle avec l'autre, qu'il soit humain ou animal, naturel ou artificiel, individuel ou collectif.
Il ne s'agit pas d'une solitude mystique savourée et désirée, il s'agit d'un "isolement" réel, compensé artificiellement.
Nous atteignons là un summum de sécuritarisme artificiel et d'abolition de tout risque existentiel.
C'est évidemment dans cette notion de "risque existentiel" que se cache l'essentiel de l'enjeu. Une vie sans implication de soi, sans engagement de soi, sans prise de risque envers soi, l'autre, le monde …, a-t-elle un quelconque intérêt ? La reliance au monde - donc l'intelligence du monde - y est totalement médiatisée au travers de "systèmes" artificiels qui miment du réel sans jamais confronter au réel.
Ce refus du risque et de la souffrance par peur immense de briser le culte de soi, oblique à payer le prix fort : la médiocrisation de soi, le rétrécissement de la conscience, l'appauvrissement du vécu, l'inintelligence croissante puisque l'on n'est plus relié à grand' chose. Bref, à vivre sans risque, on vit beaucoup moins. Il s'agit de bourgeoisisme, il s'agit d'un culte exacerbé du confort. Il s'agit de médiocrité frileuse.
Marc HALEVY, 27/1/2016