Se libérer des servitudes volontaires
Lâcher-prise reviendrait, en somme, tout simplement, à nous libérer de nos esclavages, de nos idolâtries et de nos servitudes volontaires. Ce gentil "tout simplement" recouvre un bel euphémisme : rien n'est plus difficile que se libérer de quoique ce soit. D'autant plus que contrairement à ses dires, l'humain a peur d'être libre, de devenir libre … A la liberté, il préfère de loin la sécurité. Les tensions malsaines qui lui minent le moral, sont toujours des tensions de peur et la première de ces peurs, c'est la peur de l'insécurité.
La Modernité est le contraire de la Traditionnalité ; elle cherche la rupture, la plus totale possible, avec la Tradition c'est-à-dire avec les hérédités et les héritages.
La Modernité a voulu "émanciper" l'homme de toutes ses Traditions sociales, culturelles, économiques, religieuses, … Son rêve a été, depuis le départ, de fabriquer un "homme nouveau", désaliéné et libéré, sans racines ni traditions, un homme "hors-sol", maître de sa vie et de la Nature.
L'idée, en soi, n'est pas mauvaise, d'un point de vue strictement théorique.
Mais elle ne tient pas compte d'un fait d'expérience : les humains, très majoritairement, ne veulent surtout pas être libres, autonomes, responsables, entrepreneurs et inventeurs de leur existence. Ils en sont, d'ailleurs, pour la plupart, totalement incapables.
La "servitude volontaire" est leur plus profonde aspiration. Ce n'est pas la liberté qu'ils veulent, mais la sécurité.
De ce fait, pendant plus de cinq siècles, la Modernité, au nom de sa chère "émancipation", n'a eu de cesse, dans ses combats contre les Traditions, de devoir inventé de nouvelles sécurisations pour remplacer les anciennes qu'elle faisait voler en éclats. Elle n'a donc réussi qu'à remplacer les tyrannies traditionnelles par des tyrannies modernes … au nom de la liberté.
Elle a remplacé, par exemple, les traditions religieuses par des idéologies tout aussi religieuses, même si le Divin en a été évacué. Elle a remplacé le servage par le salariat, ce qui revient strictement au même. Elle a remplacé la noblesse aristocratique par des "élites" démagogiques. Etc …
Maintenant, la Modernité s'effondre du fait de ses propres inextricables contradictions et il est essentiel d'acter la grande leçon donnée au monde par l'échec total du christianisme et de son succédané laïque, le socialisme …
Les humains ne veulent qu'une seule liberté : celle de choisir leur sécurité.
Ils ne veulent pas se libérer ; ils veulent se sécuriser.
L'homme est un animal sécuritaire et non pas un animal libertaire !
Liberté, liberté chérie … que de crimes n'a-t-on commis en ton nom !
Liberté : mot philosophique, mot sacré, mot bateau.
Une Idée, au sens de Platon. Un idéal.
Justement : un idéal, une valeur idéalisée en notre époque de non-idéal et de non-valeur.
La Liberté telle qu'inscrite au tout premier article de la "Déclaration des droits de l'homme et du citoyen" (Tous les hommes naissent libres et égaux en droit"), est un mythe, un leurre : l'égalité égalitariste et la sécurité sécuritaire ont tué la liberté. Nos démocraties déliquescentes nous le démontrent chaque jour : elles sont la tyrannie molle d'une majorité médiocre, manipulée et lobotomisée.
Ce mot de Liberté n'évoque plus guère d'écho dans nos oreilles assommées de confort douillet et de satiété repue.
Ce n'est donc plus de Liberté qu'il faut parler : elle n'est plus un enjeu contemporain.
Si sursaut de dignité il doit y avoir, ce sera celui de la quête d'autonomie.
Quête concrète, pragmatique, quotidienne, loin des discours philosophiques ou des idéaux ampoulés.
Être autonome : être sa propre norme, être son propre projet, être soi par soi et en soi.
Être autonome : se libérer de toutes les dépendances, de tous les assistanats dont nos démagogies ambiantes nous gavent jusqu'à la nausée.
Se réapproprier sa propre vie et s'assumer soi-même. Se prendre en charge et s'auto-responsabiliser. Le discours est banal, mais la quête est ardue.
Mais que l'on y prenne bien garde, l'autonomie ne se donne ni ne se reçoit : elle se construit, pas à pas, dans une quête perpétuelle, dans un combat sans fin contre toutes les facilités, contre toutes les paresses, contre toutes les pleutreries.
On devrait peut-être parler d'une ascèse de l'autonomie puisqu'il y a en cela lutte inépuisable contre soi-même pour la libération de soi, car, naturellement, l'homme est esclave de ses esclavages.
C'est précisément cette quête et ce combat qu'il faut apprendre à l'école dès le plus jeune âge : la lutte pour sa propre dignité, pour le respect de soi, pour son propre accomplissement et la réalisation de ses propres talents.
Et s'il faut encore faire un pas de plus, s'il faut aussi effleurer la dimension spirituelle, alors l'autonomie personnelle, comme quête, devient affranchissement de tout dogme et de toute église et de toute religion. Elle devient construction d'une foi personnelle en des certitudes personnelles, d'ailleurs évolutives.
Elle devient surtout quête du détachement.
Détachement qui n'est ni indifférence, ni passivité, ni fatalisme, ni mépris.
Détachement au sens d'un Maître Eckart ou d'un Lao-Tseu.
Détachement comme aboutissement de la quête d'autonomie.
Ce détachement-là est libération de tout par l'implication en tout.
Pour le dire autrement, chaque homme est devant un choix de fond (souvent implicite ou inconscient).
Effacement de l'ego au service de l'œuvre ou aliénation de l'œuvre aux caprices de l'ego ?
Tous les créateurs le savent depuis toujours : l'œuvre n'est sublime que dans le sacrifice de l'ego et de tous ses pseudopodes.
L'artiste authentique doit apprendre à s'effacer devant l'Art.
En nos temps de carence créative et de pénurie de talent, l'apprentissage et la quête d'autonomie sont les incontournables chemins pour contrer cet enlisement social et politique dans lequel nous nous enfonçons chaque jour un peu plus. Il faut donc que chacun apprenne, le plus vite possible, le plus tôt possible, à renoncer et à refuser toutes les dépendances et tous les assistanats.
Cette voie est la seule capable de revitaliser notre corps social et économique largement sclérosé, déjà moribond. La seule !
Marc Halévy Le 30/12/2018 pour la revue suisse "Recto-Verseau"
Thème : "Le lâcher-prise"