Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Un exemple d'émergence noétique

L'émergence et la fonction des "réseaux sociaux" comme outil de catharsis des angoisses urbaines …

Le passage d'une économie rurale, artisanale et paysanne à une économie marchande, a été le fait da le Renaissance, aux 15ème et 16ème siècles et a signé le début de la modernité. La ville est ainsi devenue le centre de l'activité moderne.

Le développement de l'économie industrielle, grâce à la révolution énergétique, au début du 19ème siècle, a induit un développement exponentiel de l'univers urbain, dépeuplant, ainsi, du même coup, les campagnes et transformant des enfants de paysans ou d'artisans, en ouvriers d'usine.

Assez vite, les grandes villes sont apparues comme des milieux de haute promiscuité avec des densités de population au mètre carré qui ont explosé, et de haute artificialité : les grandes villes sont des "vases clos" où l'on vit "hors sol" en totale déconnexion avec la Nature, c'est-à-dire avec la Vie dont l'humanité procède, malgré toutes ses velléités puériles de "désaliénation" des contraintes naturelles.

Cette promiscuité et cette artificialité ont induit, assez vite, un haute densité psychopathogène urbaine. Les villes sont vite devenue des milieux de criminalité, de violence, de haut stress, d'épuisante effervescence, etc …

Dans le langage de la physique complexe, cela signifie que les villes sont des nœuds à très haute densité de tensions psychosociales. Et, comme il se doit, les lois de la Nature imposent que ces tensions soient dissipées, soit entropiquement vers l'extérieur, soit néguentropiquement par émergence.

La dissipation entropique est difficile car ceux qui vivent en ville, sont, en général, condamnés à y demeurer ne serait-ce que pour des raisons de profession ou de scolarité. Malgré tout, une forme de dissipation entropique s'est mise en place : les vacances à la mer, à la campagne ou à la montagne pendant une à deux semaines, tous les ans. Cette notion de "vacances" (devenus "congés payés" officiels en 1936) est typiquement urbaine. La ruralité ne "prend des vacances" que par imitation ; les activités paysannes interdisant, par essence, des absences prolongées lorsque des soins quotidiens sont nécessaires.

La dissipation néguentropique, parce qu'elle induit des émergences, nous intéresse plus particulièrement ici.

Il s'agit donc de dissiper, par émergence, des trop-pleins de tensions psycho-pathogéniques. En d'autres termes, il faut offrir au mode de vie urbain, sursaturé de tensions psychosociales, une catharsis efficace (du grec katharsis : "purification, expiation"). Il s'agit donc, comme dans tout processus d'émergence, de purger le milieu urbain des trop-pleins de tensions psychosociales et d'évacuer  ses déchets psychopathologiques (ses angoisses, autrement dit) au travers de processus émergents qui s'en nourrissent.

Cette catharsis par émergence a pris deux voies : l'une individuelle par l'émergence des diverses psychothérapies (plus ou moins charlatanesques) et l'autre (que l'on étudiera plus en détails, ci-après) par l'émergence des mass-médias.

Tout processus d'émergence néguentropique procède en trois étapes :

  1. Apparition de pré-émergences éphémères, instables qui sont, en somme, comme des tentatives primitives, des brouillons, des essais locaux peu viables, qui explorent toutes les voies d'émergence possibles.
  2. Surgissement des premiers noyaux d'émergence vraie qui donnent une première ébauche stable et viable ; ce sont les "émergents primaires" ; ces noyaux, parce qu'ils offrent une solution dissipative, quelque primitive et imparfaite soit-elle, vont proliférer très vite, et s'organiser d'abord en colonies différenciées, puis en communautés symbiotiques.
  3. Fusion des communautés symbiotiques en organismes globaux (les "émergents complexes"), beaucoup plus complexes, dont les évolutions arborescentes atteindront des niveaux de complexité et de puissance de plus en plus élevés.

Pour fixer les idées, regardons ces trois étapes du processus en regardant l'émergence de la matière, d'une part, et de la vie, d'autre part :

 

Emergence de la matière

Emergence de la vie

Pré-émergence

Grumeaux énergétiques sous forme de particules instables

Bulles pré-biotiques sous forme de vésicules lipidiques

Emergents primaires

Couple proton-électron sous forme de neutron ou d'hydrogène

Cellules procaryotes

Emergents complexes

Agglomérats nucléaires et électromagnétiques sous forme d'atomes et de molécules, puis de cristaux et de fluides visqueux

Agglomérats de cellules procaryotes sous forme, d'abord, de cellules eucaryotes, puis d'organismes multicellulaires

 

Appliquons ce schéma à l'émergence des catharsis collectives, dans les milieux urbains sursaturés de tensions psychosociales.

Le principe central de tout processus cathartique est simplissime : "Rassure-moi sur mon mal-être en me donnant de bonnes raisons de ne plus m'angoisser".

Entre Renaissance et révolution industrielle, il n'existe pas, à proprement parler, de processus cathartique "institutionnalisé" : les bourgeois et les nobles "déruralisés" se retrouvent entre soi dans des "maisons des métiers", dans des "clubs" ou des "salons", lors d'événements festifs ou religieux (une bonne part de la catharsis urbaine, alors, est prise en charge par l'Eglise au travers, surtout, de la "confession"). L'essentiel est d'échanger "entre pairs" et de se rassurer mutuellement sur l'évolution des choses en faisant circuler les informations utiles (mais pas forcément véridiques).

La véritable émergence est l'apparition des premiers mass-médias, essentiellement des journaux, toujours locaux, souvent généralistes et parfois spécialisés. Avec les mass-médias naissants se met en place le véritable processus de catharsis collective dont le principe repose sur un échange de bons procédés : la sociosphère nourrit la médiasphère, à la fois, en fournissant des informations et de l'argent, en échange de quoi la médiasphère débarrasse la sociosphère de son trop-plein d'angoisse en la rassurant … avec plus ou moins d'honnêteté et de sérieux. Le principe de cette rassurance est de conforter chacun dans ses convictions et, ainsi, de renforcer la capacité, de chacun, à évacuer ses angoisses car, lorsqu'on croit que l'on a raison, on n'a plus d'angoisse.

Les mass-médias sont, en quelque sorte, une catharsis par défoulement : les mauvaises nouvelles concernant les autres, sont toujours de bonnes nouvelles pour soi. Ainsi, très vite, se mit en place la logique du sensationnalisme (plus c'est gros, plus ça défoule) et du clientélisme (renforcer les convictions des convaincus afin d'évacuer leurs angoisses) qui sont les deux règles de base du journalisme professionnel.

Très vite, les mass-médias ont proliféré et se sont agglomérés, organisés et structurés en familles médiatiques diverses. Les évolutions technologiques ont, évidemment, nourri cette prolifération : aux médias imprimés, se sont adjoints, d'abord, les médias radiophoniques, puis les médias cinématographiques, puis les médias télévisuels. Et, bien sûr, entre tout cela, s'est installé un processus de surenchère permanente tant en sensationnalisme qu'en clientélisme.

Mais, jusque là, un mur demeure entre la société civile et le clan médiatique dont la fonction première est de glaner, trier, structurer et formater les informations.

Avec la révolution numérique et l'apparition de la Toile (1993) grâce au protocole Internet, ce mur va commencer à se lézarder du fait de l'invention des "réseaux sociaux" (FaceBook, Instagram, Tweeter, SnapChat, …). Ceux-ci, en fait, sont les "émergents complexes" qui vont absorber la majorité des "émergents primaires" que furent les mass-médias. Bien sûr, comme il reste des atomes d'hydrogène ou des cellules procaryotes, il restera des mass-médias (en général très spécialisés, à petite audience). Mais aujourd'hui, très clairement, la catharsis collective passe par les "réseaux sociaux" sans plus aucune caste médiatique intermédiaire. La catharsis est devenue un processus totalement autonome et auto-entretenu.

En ce qui concerne ces "réseaux sociaux" en tant qu'émergences cathartiques, deux approches sont possibles : l'une négative, l'autre positive.

L'approche négative …

Les "réseaux sociaux" actuels sont d'abord devenu des défouloirs, des poubelles de l'esprit où se déverse à profusion ce qui, plus haut, avait été appelé "les déchets psychopathologiques (les angoisses, autrement dit)" de la société civile. Les "réseaux sociaux" actuels se sont condamnés, par construction, à n'être que des dépotoirs pour détritus psychosociaux.

Et comme la puissance psychopathogène des villes ne fait qu'augmenter exponentiellement, il est évident que l'addiction aux actuels "réseaux sociaux" - et à leur catharsis collective permanente - a de beaux jours devant elle.

Certains regrettent déjà l'absence d'une intermédiation filtrante, validante et structurante à l'entrée et à la sortie des "réseaux sociaux", et se lamentent sur l'absence de ce qu'ils imaginaient être la déontologie journalistique. Trop tard : le processus est irréversible. Si l'on tente de réglementer, de juguler, d'apurer un "réseau social" alors, quasi immédiatement, surgiront d'autres "réseaux sociaux", plus ou moins clandestins, pour contourner ces éléments de contrôle.

L'approche positive …

Les "réseaux sociaux" actuels, pour dépotoirs qu'ils soient, ne sont, au fond, que la maladie infantile d'une émergence noétique incontournable qui, à l'avenir, prendra d'autres formes. Bien sûr, la fonction cathartique est bien là et le restera (c'est la raison fondamentale d'exister des médias et des "réseaux sociaux"). Mais l'évolution des "émergents complexes", après une première phase effrénée de "lutte pour la survie" à tout prix, par voie de prédation, invente d'autres modalités, plus intelligentes, plus subtiles, plus constructives. Il est frai qu'il faut d'abord se construire une place au soleil, une possibilité de survie. Mais ensuite, il faut regarder à bien plus long terme.

Il s'agira, pour les "réseaux sociaux" de passer du stade actuel de "défouloir psychopathologique" au stade de co-construction d'autres modalités de vie, d'autres interrelations, d'autres philosophies existentielles. Il s'agira d'apprendre à sortir de l'angoisse par le haut et non plus, comme actuellement, par le bas, par la fange. Ce processus, déjà, est en cours. Plus confidentiel et moins populaire que les "défouloirs psychopathologiques", mais on sent là "quelque chose" qui commence à monter …

Marc HALEVY, 11/2/2019