Une Histoire du Futur : le monde qui vient …
Le monde.
Ce qu'ils ont appelé la "grande catastrophe" mais qui, en réalité, a enfin libéré l'économie, fut une succession de ruptures profondes, souvent brutales, toujours traumatisantes mais, globalement salvifiques. Cela se passa entre les années 2015 et 2020. Le système économique mondial, depuis 1973, avait progressivement glissé vers des niveaux insoutenables d'instabilité. En gros, deux modèles mondiaux étaient en opposition de plus en plus violente.
Le premier, le "modèle dit américain", de nature financiaro-industrielle, prônait une économie matérielle de masse à très faible prix au mépris total des risques insoutenables du court-termisme, de la marchandisation généralisée, de la manipulation politique et de l'épuisement des toutes les ressources matérielles. Ce modèle avait pour alliés, peu ou prou, l'ensemble de toutes les institutions de pouvoirs qui étaient nées à la Renaissance et avaient accompagné et régulé le "système" moderne - ou bourgeois, si l'on préfère - pendant près de cinq siècles. Ces institutions de pouvoirs étaient l'Etat central national (quelles que soient les modalités, toujours démagogiques, de désignation de ses dirigeants), l'Université, la Banque, la Bourse et les Syndicats patronaux et employés, ainsi que les Médias qui tentaient de relayer leurs inepties vers des masses lobotomisées.
Le second modèle que l'on appelle, aujourd'hui, plus de trente ans plus tard, le "système dit frugal", a eu beaucoup de mal à survivre tant que le "système dit américain" ne s'était pas effondré sous son propre poids, sous son propre vide, sous ses propres contradictions.
Notre "système dit frugal" - car c'est lui, évidemment, qui a triomphé après la "grande catastrophe" - s'est construit spontanément, au départ de myriades d'initiatives locales et privées, déconnectées les unes des autres, qui, par la suite, se sont reliées entre elles en réseaux de plus en plus denses, en marge du "système dit américain", non pas tant contre lui, qu'au-delà de lui. A quoi sert-il de s'user à combattre et à vaincre quelque chose qui est déjà mort ? Il faut seulement s'aguerrir à supporter la pestilence du cadavre qui pourrit.
Au fond, le "système dit frugal" fut la seule réponse possible aux cinq grandes ruptures qui ont fait s'effondrer le monde d'avant la "grande catastrophe".
Première rupture : la pénurisation irréversibles de toutes les ressources matérielles non renouvelables priva l'économie de 80% des ressources qui lui étaient nécessaires pour fonctionner. Contre le politiquement correct de l'époque, il fallut affronter, avec lucidité, les deux moteurs de ce cataclysme en marche : la croissance consommatoire et la croissance démographique. Si les hommes ne prenaient pas le problème sérieusement en main, la Nature, Gaïa, le résoudrait à sa façon : violemment, aveuglément, à grands coups de catastrophes naturelles, de désertification affamantes, d'épizooties exterminantes et de pandémies inconnues comme cela commença dès les années 1990. De plus, cette pénurisation engendra des montagnes de bulles spéculatives financières qui, lorsqu'elles ont explosé avec fracas, ont accélérer fort opportunément l'effondrement du "système dit américain".
Deuxième rupture : la montée en puissance des technologies numériques qui se sont longtemps - infantilismes américains obligent - cantonnées dans de spectaculaires gadgets sans la moindre valeur ajoutée dans le seul but de drainer des flots de budgets publicitaires : le numérique s'était fourvoyé et noyé dans le ludique, laissant le champ libre aux véritables innovations venues d'Extrême-Orient sous la forme de robots de deuxième génération qui, en moins de vingt ans, (de 2015 à 2035) ont pris la place des hommes dans 48% des emplois - ceux, en somme, où l'intelligence humaine était inutile et où les humains ne remplissaient que des rôles de robots sophistiqués. Cette nouvelle vague de robotisation fut aussi un facteur d'accélération de l'effondrement du monde d'avant.
Troisième rupture : les organisations pyramidales se révélaient de plus en plus inaptes à assumer la complexification et l'accélération du monde réel ; elles se transformèrent progressivement, devinrent collaboratives et prirent la forme de réseaux interactifs et labiles, adaptatifs et créatifs, au service de projets forts. Associé au télétravail, ce nouveau mode organisationnel à complètement ravagé l'idée de contrat d'emploi et mit sens dessus dessous tout le droit du travail (même le mot "travail" perdit son sens). Tout se réticula. Chaque utilisateur ou consommateur final, via la Toile, pouvait, en trois clics, entrer en interaction directe avec le producteur en amont, sans plus devoir passer par ces cohortes d'intermédiaires inutiles et gourmands qui n'apportaient, au fond, aucune valeur ajoutée. "Du producteur au consommateur", devint un slogan général. Plus d'intermédiation, en rien !
Quatrième rupture : la mécanique financière qui s'était hypertrophiée en quelques décennies entre 1975 et 2015, n'a pas vu, n'a pas compris la montée en puissance des patrimoines immatériels qui, d'une part, sont les seuls à pouvoir engendrer de la bonne valeur d'usage pour les utilisateurs finaux et qui, d'autre part, ne permettent aucun effet d'échelles comme les permettaient les plantureux investissements technologiques et matériels de l'ère industrielle. Vingt crétins dans un amphithéâtre ne font jamais un prix Nobel, d'une part, et le doublement du salaire d'un ingénieur ne le rend pas deux fois plus intelligent, d'autre part. Ainsi s'effondra la dogme "américain" de la croissance en taille, à tous les niveaux : dès lors qu'il n'y eut plus d'effets d'échelle, la bonne voie fut celle du "small is beautiful" sous la forme d'un ensemble - parfois vaste - de petites (50 personnes maximum) entités autonomes fédérées par un projet collaboratif commun très fort, et en interactions vives et continues entre elles. Nous avons vécu, vers 2030 et avec jubilation, l'extinction des dinosaures financiers, industriels et commerciaux ; le monde socioéconomique est redevenu un lieu de vie féconde et riche (en joie plus qu'en argent) pour de vastes réseaux de petits lémuriens collaboratifs, libérés et frugaux, en voie d'hominisation. Bref : le cercle vicieux et la machine infernale de l'endettement de tous (ménages, entreprises, Etats) au seul profit des spéculateurs financiers, se brisa : la baudruche financière se dégonfla jusqu'à ce que la finance redevienne l'humble et servile esclave pauvre de l'économie réelle.
Cinquième et dernière rupture, la plus profonde, peut-être : elle touche au sens et à la valeur de la vie de chacun. Durant l'âge moderne pétri de morale humaniste et de valeurs bourgeoises, l'essentiel était de réussir dans la vie, d'une réussite matérielle qui attisait le regard admiratif des autres ; réussir dans la vie … Mais, dès les années 1950, un autre regard - celui des contre-cultures - fut porté sur l'existence : un regard qui chercha à réussir sa vie ; réussir sa vie … S'accomplir en plénitude ainsi que l'intimait Friedrich Nietzsche : "Deviens ce que tu es et fais ce que toi seul peux faire !". Ce glissement existentiel sonna le glas d'une vie tournée vers l'extérieur, vers les autres, vers la société, et ouvrit la voie vers un développement de la vie intérieure tournée vers l'accomplissement de son propre destin, de sa propre vocation, avant toute autre chose, avant toute autre considération. Le monde d'avant était profane et laïque ; le monde, aujourd'hui, est tourné vers la spiritualité et la sacralisation de la Vie, de la Nature et du grand Tout qui est Un. Passage colossal de l'extériorité à l'intériorité.
Les gouvernances.
Dès les années 2005 à 2010, malgré toutes leurs simagrées et mensonges, malgré toutes leurs magouilles et fausses statistiques, malgré leurs délirants effets d'annonce et prédictions carnavalesques, les institutions de pouvoir issues de la Modernité, devinrent visiblement et notoirement incapables de comprendre et d'assumer les vrais problèmes du monde réel. Elles s'enfermèrent dans de ridicules et surréalistes querelles idéologiques obsolètes pour mieux dissimuler leur unique ambition : préserver, le plus longtemps possible, leurs fonds de commerce, leurs pouvoirs apparents, leurs carrières, leurs privilèges, leurs glorioles, leurs oripeaux, leurs trains de vie. Et pendant ce temps-là, le monde s'effondrait sans savoir que des pionniers, un peu partout, étaient déjà en train de préparer le monde d'après. Un adage chinois le dit merveilleusement : "Un arbre qui tombe, fait plus de bruit qu'une forêt qui pousse".
Les entreprises privées (non cotées en Bourse, non inféodées à la Finance) et les associations furent les grands artisans de la reconstruction du monde pendant et après la "grande catastrophe". Mais le chantier était immense : assumer volontairement, activement et radicalement la frugalité en tout, la philosophie du "moins mais mieux" dans toutes les dimensions de la vie personnelle et entrepreneuriale, l'émergence et la construction des réseaux, la montée en puissance du télétravail, la grande vague de robotisation, le démantèlement des grandes structures pour en faire des réseaux de petites entités, la disparition de l'intermédiation, l'appauvrissement des banques, la disparition des bourses spéculatives, la guerre à toutes les formes d'endettement, le passage de la tyrannie des prix bas à la stratégie des hautes valeurs d'usage, l'effritement du salariat au profit d'autres modalités de coopération, d'association et de collaboration, etc …
Face à des technologies devenues folles, il fallut aussi inventer des méthodologies efficaces : la technologie n'est bonne que si elle est une servante docile et à genou … alors que, pour de mauvaises raisons de facilité, de plaisir, de paresse, bien des hommes se laisseraient vite séduire par elle et réduire en esclavage.
Bientôt, un modèle sociétal vit le jour, assez proche, au fond, des théories du Dumézil et des castes de l'Inde ancienne, la transmission héréditaire en moins, bien sûr. Le monde des hommes se structura autour de quatre profils.
Dans chaque entreprise, dans chaque organisation, dans chaque entité économique, politique ou noétique, quatre rôles disjoints durent être distingués ; les hommes sont ainsi faits.
Il y eut les gestionnaires dont la mission est d'optimiser, rationnellement, le rapport entre les ressources (matérielles et immatérielles) utilisées et les résultats (matériels et immatériels) produits ; ils détiennent un pouvoir légitime d'arbitrage et de décision, mais ce pouvoir s'exerce par exception, selon un principe de subsidiarité.
Il y eut les experts qui font autorité et dont la vocation est d'accumuler, de créer et de développer le plus possible de connaissances, de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être, de compétences et talents, de potentialités et de possibles, de méthodes et de modèles.
Il y eut les entrepreneurs dont la nature est d'engendrer des projets et d'y induire et d'y propager des passions, des enthousiasmes, des effets d'entraînement et d'engagement qui stimulent et galvanisent les équipes.
Et il y eut les associés qui forment le gros de la troupe et dont le but, au quotidien, est de trouver joie, plaisir, sérénité et prospérité au sein des projets et aventures menées conjointement avec les trois autres profils.
Ce modèle schématique des quatre profils humains ne tombe pas de nulle part ; il repose sur un élément théorique incontournable qui dit qu'un système complexe - et Dieu sait si l'entreprise ou la socioéconomie, surtout de nos jours, sont complexes - ne peut donner sa pleine mesure, accomplir toutes ses potentialités et féconder toutes ses richesses que sous un mode de gouvernance tripolaire. Toutes les décisions qui doivent y être prises, toujours par exception, doivent être tricéphales faute de quoi le modèle se rigidifie et retourne au stade pétrifiant et mortel de la pyramide hiérarchique avec pour conséquence que le travail collaboratif en réseau y meurt et que le projet collectif périclite.
Les mondes
Aujourd'hui, en 2054, le monde est devenu une mosaïque de myriades de communautés de vie et de projets de vie sur des territoires imbriqués autant matériels qu'immatériels … Un monde fluent dont les grands ensembles monolithiques comme les Etats ou les Nations ont largement sinon disparus, du moins été marginalisés. Chacun cultive une multi-appartenance à des communautés professionnelles, culturelles, spirituelles, ludiques, associatives, philanthropiques, musicales, sportives, philosophiques, érotiques, initiatiques, … et que sais-je encore ?
Tout ce qui était monolithique, pyramidal, hiérarchique s'est transformé en réseaux intriquées dont les entités et les membres sont reliés entre eux par des interactions tant physiques que numériques, tant matérielles qu'immatérielles. Même les multiples appartenances d'une même personne ne sont pas hiérarchisées entre elles : ce sont les circonstances, les envies, les opportunités qui, dans un mouvement incessant, feront primer tantôt celle-ci, tantôt celle-là.
Il en est de même au niveau géopolitique. La mondialisation, telle qu'on l'entendait encore vers 2010 est morte. Ou, plus précisément, il faut distinguer trois niveaux de regard.
Primo : il est incontestable que la globalisation des problématiques concernant la guerre, les pandémies, l'écologie, les pollutions, la pénurisation des ressources matérielles, la circulation des connaissances, des informations et des savoirs, a définitivement transformer la Terre en un village intriqué : la connaissance appartient à toute l'humanité et à chaque homme en particulier. Chacun a le droit imprescriptible de consulter et d'étudier gratuitement toutes les sources de connaissance. La notion de "propriété intellectuelle" a été reconnue, pendant la "grande catastrophe" comme un abus de droit, comme une escroquerie, comme du vol : ceux qui ont cru pouvoir s'approprier le résultat d'une recherche au prétexte qu'ils ont payé un salaire à un chercheur durant deux ans, oublie que c'est la société tout entière qui a pris en charge les coûts des longues études nécessaires pour que ce chercheur trouve.
Secundo : parallèlement à la globalisation des problématiques, la Toile et les nombreuses ramifications et variantes qu'elle a engendrées entre 2010 et, surtout, après 2020, formèrent de plus en plus le socle global et mondial de cette noosphère dont rêvaient Vernadski et Teilhard de Chardin : le versant numérique et virtuel de l'humanité fut donc bien, et définitivement, globalisé et mondialisé.
Il fallut, après 2015, briser le quasi monopole de fait que certaines firmes américaines s'était outrageusement octroyé entre 1995 et 2015 : FaceBook, YouTube, Twitter et autres fadaises disparurent assez vite, vers 2017, Google se vit attaquer de toute part et des concurrents puissants, plus open source, non financiarisés, bâtis sur d'autres valeurs et une autre éthique, n'eurent guère de mal à faire tomber ce géant financier aux pieds d'argile. Le mythe du cloud s'évanouit aussi vite qu'il était apparu dès lors que beaucoup comprirent qu'il était un trop écrasant consommateur d'énergie et, surtout, qu'il était un puissant instrument de captation et de pompage de toutes les données, même les plus intimes et discrètes, en vue d'une revente aux plus offrants. De plus, les deux "univers", l'un Mac et l'autre Windows, s'épuisèrent dans de vaines et coûteuses guerres de parts de marché, jusqu'à ce que d'autres comprennent enfin que la voie "ludique" (celle de Mac et de ses gadgets puérils) et la voie "pro" (celle de Windows et de ses outils de création intellectuelle) s'excluaient mutuellement et naturellement : vouloir tout faire sur le même appareil c'était tout mal faire dans des compromis grisâtres qui ne satisfont personne et qui énervent tout le monde.
Secundo : cependant, du point de vue socioéconomique, l'idée d'une mondialisation des mœurs et des marchés fut une grande erreur du fait qu'elle omit deux facteurs cruciaux.
D'une part, la croissance exponentielle de prix de l'énergie et le rattrapage mondial des coûts salariaux eurent bien vite brisé l'espoir de pouvoir continuer à dissocier fabrication et consommation ; il s'en est suivi de grandes vagues de relocalisation des ateliers, d'une continentalisation des marchés et d'un retour rapide et strict à des économies de proximité (symbolisées notamment par le mouvement des "locavores" ou des AMAB vers les années 2010).
D'autre part, l'américanisation des mœurs, tant souhaitée et assénée en continu par la propagande hollywoodienne, a fait long feu : les séries et films américains, diffusés partout ad nauseam, finirent par dégoûter tout le monde. Tout au contraire, hors quelques apparences superficielles comme le jeans, le T-shirt ou le hamburger-coca, très vite, dès 2010, un mouvement inverse d'affirmation des identités locales, régionales, culturelles, linguistiques, religieuses, est apparu partout : l'humanité ne voulut pas de ce gras melting-pot de tout avec tout, de tous avec tous, surplombé par l'arrogante bannière étoilée. L'American dream devint un American Nightmare.
Ainsi, le monde, fut globalisé sur son versant immatériel et mosaïqué sur son versant matériel, qui, lui-même, se stratifia avec un niveau local prépondérant et un niveau continental fédérant.
En ce sens, l'Europe des Nations qui était proche de la déliquescence et de l'impuissance vers les années 2015, réussit une extraordinaire métanoïa pour devenir une très forte et très intégrée Europe des Régions, première puissance mondiale, loin devant la Chine et les USA, en termes de richesses, de marchés, de centres de recherche, de développement d'entreprises saines et durables, …
Le niveau national, fer de lance de la centralisation moderne, ne disparut pas forcément, mais il fut cantonné dans un double rôle purement symbolique (la mémoire et l'identité, le drapeau et l'hymne) et purement culturel (la langue, la littérature, les académies, les musées).
Les gens
Les sociétés de la fin du 20ème siècle et du début du 21ème siècle s'étaient totalement sclérosées: elles se délitaient si profondément que l'islamisme eut assez facile à s'infiltrer partout, à fomenter partout, à recruter partout, et tout cela avec notre propre argent dépensé à la pompe à essence, et récupéré et redistribué par le Qatar, les Emirats, l'Iran ou l'Arabie Saoudite.
L'Europe était déjà devenue faible, érodée de l'intérieur, engluée dans des mythes anciens, des gloires veillottes, des "idéaux" obsolètes que l'on peut, globalement, rassembler, à gauche comme à droite, sous l'étiquette de social-étatisme.
Le mythique idéal de la démocratie au suffrage universel s'était enlisé partout dans une infâme démagogie électoraliste et clientéliste. Le vieux slogan soixante-huitard était devenu réalité : "élection, piège à cons". La caste politicienne ne visait aucunement le bien commun, mais seulement sa propre carrière : la politique était devenue un métier comme les autres, mais plus corrompu, égotique, arrogant, ignare que tous les autres. Elle était devenue une vaste machine à manipuler les gogos idéalistes, une machine dont la courroie de transmission en vue de drainer les voix, était un vaste ensemble de médias, d'une médiocrité effarante, tous subventionnés par lesdits politiques.
Personne, semble-t-il, ne semblaient s'inquiéter du fait que pour inventer cet indispensable monde nouveau de l'après-modernité, celui du 21ème siècle, celui du troisième millénaire, les ténors politiciens et leurs gourous économiques ou médiatiques s'appuyaient tous sur des "idéaux" du 18ème siècle et sur des idéologies du 19ème siècle.
Plus prosaïquement, trois cancers profonds rongeaient le corps social : le fonctionnariat, le salariat, l'assistanat …
Le fonctionnariat était la conséquence létale de l'omniprésent étatisme, du jacobinisme parisien en France. Plus l'Etat était en faillite, plus il recrutait de fonctionnaires inutiles. Un cercle vicieux. La raison en était simple : par définition, ceux dont le fonds de commerce était l'Etat et ses dépendances ou ramifications, ceux dont les revenus et la carrières dépendaient de cette toile gluante de l'araignée républicaine, n'avaient aucune raison de ce rendre à cette évidence libérale : un fonctionnaire, quelque soit sa fonction et son niveau, est un parasite social. Inutile d'épiloguer. Qu'il suffise de relire ce vieux bon classique de Michel Crozier : "Le phénomène bureaucratique" ; tout y a été dit. Une bureaucratie n'a aucune autre finalité que de proliférer et de s'étendre et de ronger tout ce qui vit. C'est aussi la définition médicale du cancer.
Le salariat fut une belle solution aux problèmes posés lors de la montée en puissance du modèle industriel et de la prolifération des prolétaires, c'est-à-dire de tous ceux qui, pour survivre, n'ont d'autre choix que de vendre leur force de travail. Disons-le sans fard, puisque les définitions parlent d'elles-mêmes : le salariat est la version moderne (certes adoucie, souvent, et moins brutale, parfois) de l'esclavage qui, de tous temps, a été le facteur de développement majeur de chaque paradigme économique.
Sans prolétariat, point d'industrialisation. Mais au tournant des années 1990, le jeu changea : le monde financiaro-industriel qui impliquait le prolétariat, se mua en un monde numérico-immatériel où la richesse ne provenait plus guère de la force de travail, mais de la puissance de pensée, de la capacité à résoudre des problèmes, à innover, à prendre des initiatives, à comprendre les demandes de l'autre, à être à l'écoute, à maîtriser, avec virtuosité, des techniques et des technologies de plus en plus sophistiquées. Pour ce qui était de la pure force de travail, les robots, des 2015, avaient déjà pris le relais. Il ne s'agissait donc plus de vendre sa force de travail (un temps de présence prescrit, dans un lieu prescrit en échange d'un chèque prescrit). Le contrat d'emploi salarié ne convenait plus à la réalité des métiers. Lorsqu'après la flambée des prix de carburant, peu avant 2020, le télétravail devint la seule solution économique pour tous ces travaux qui, à 80%, ne demandait que l'usage d'un ordinateur connecté en quelque lieu que ce soit, le vieux contrat d'emploi "salarié" devint complètement caduc. La solution ? Globalement, il fallut que chacun se réappropriât sa propre vie professionnelle. Les premiers balbutiements en germèrent avec le statut d'auto-entrepreneur, vers les années 2010. Mais le mouvement s'accéléra jusqu'à se généraliser dès 2020.
L'assistanat, enfin, fut le pire de tous leurs cancers sociétaux. Comme le sait la sagesse antique et les philosophes : la bouche que la main nourrit, ne rêve que de la mordre. Nietzsche avait parfaitement décrit toute l'infâme perfidie de ce qu'il appelait "la morale des esclaves", la morale du ressentiment, basée sur la pitié, la charité, la solidarité de tous avec tous. L'Etat-providence n'avait rien à voir avec la générosité et la solidarité : il était une terrible machination électorale qui entretenait des cohortes de parasites professionnels et patentés, laissant sur le côté de la route les vrais nécessiteux qui ne satisfaisaient pas les critères bureaucratiques pour bénéficier des mannes publiques. Dès les années 1970, il fallut que l'authentique générosité privée prît en charge ces vrais laissés-pour-compte. Les "Restos du cœur" de Coluche en restent un exemple fameux.
Lorsque les Etats tombèrent en faillite et ne purent plus financer ces mannes bureaucratiques et ces parasitismes électoralistes, bref : lorsque l'assistanat ne fut plus possible, ce fut au pire moment. Vers 2023, la "grande catastrophe" financiaro-industrielle était consommée ce qui fit basculer tout l'équilibre socioéconomique des pays développés, jetant à la rue des légions de sans-emploi. Pour maintenir un semblant de paix sociale, il fallut instaurer "l'allocation universelle", seule solution à la solidarité sociétale en période de grande disette : pourvu qu'il soit ressortissant européen indiscutable, chacun, de sa naissance à sa mort, recevait, chaque mois, un montant minimum de survie censé couvrir tous ses besoins en nourriture, habillement, logement et soins de santé. Les calculs avaient été faits depuis longtemps, dès 1970 : une TVA de 20% environ était suffisante pour financer l'ensemble du système, sachant que toutes les autres formes d'allocation (de famille, d'étude, de logement, de sécurité sociale, de chômage, de santé, de pension de vieillesse, etc …) disparaissaient ainsi que les armées de fonctionnaires inutiles qui en avaient la charge. Plus aucun impôt autre que les taxes indirectes sur la valeur ajoutée : celui qui consomme paie ! Chacun redevint seul responsable de sa propre vie qu'il avait à organiser lui-même entre travail et farniente, entre intériorité et extériorité, entre collectif et individuel, entre projets et appartenances.
L'entreprise
Face à la disparition progressive de tous les salariats, à la pénurisation de toutes les ressources, à la continentalisation des marchés, à la prééminence des économies de proximité, à l'effondrement des dinosaures financiaro-industriels, au délitement des Etats-providence, à l'éradication des mannes et marchés publics, à la robotisation forcenée de tous les emplois inintelligents, à la décroissance de toutes les économies matérielles, au chaos des flux migratoires entre continents, il fallut aussi complètement réinventer l'entreprise.
Celle-ci, longtemps, classiquement, fut une machine à sous censée générer du profit financier afin de payer des salaires et de distribuer des dividendes. Entreprise binaire, s'il en était, déchirée entre syndicat et actionnariat, entre fournisseur (qui n'était que rarement le fabricant) et acheteur (qui n'était que rarement l'utilisateur).
Bref : une entreprise à la merci de la rapacité sans pitié et sans vergogne des banquiers, des financiers et des intermédiaires.
Mais, la "grande catastrophe", conjointement avec la montée en puissance de la Toile, jeta aux orties ces charognards économiques. Triomphe de l'économie réelle et de la valeur d'usage !
La "grande catastrophe", en fait, fut une "grande bénédiction" malgré le chaos transitoire qu'elle provoqua durant une décennie.
Depuis lors, l'entreprise n'est plus un objet plus ou moins mécanique qui appartient à quelqu'un et qui constitue un patrimoine ; elle est un lieu de projets cohérents portés par un ensemble labiles d'entités autonomes nourries de contributions peu contractualisées (la turbulence et la complexité rendent toute prévision vaine) …
L'entreprise n'est plus une raison sociale, elle est un chantier temporaire, un lieu de maillage dense et temporaire entre professionnels libéraux, indépendants et néo-artisans, autour d'un projet fort sous la gouvernance d'un triumvirat constitué d'un entrepreneur, d'un expert et d'un gestionnaire.
Le nom exact de ce type nouveau d'entreprise émergente n'était pas encore fixé, vers 2014, mais on parlait alors beaucoup de communautés collaboratives ou coopératives. On se souvint des écrits de Pierre-Joseph Proudhon, cet artisan libéral, ennemi juré de Karl Marx et de la collectivisation. On relut, avec fruit, le bon Alexis de Tocqueville, et le vieux Friedrich von Hayek. On s'inspira des mouvements libertariens californiens, des David Friedmann ou autres. On comprit l'impérieuse nécessité de rejeter les mouvements écolos gauchisants et d'entrer radicalement dans les perspectives de l'écologie profonde. Bref …
Aujourd'hui, en 2054, on ne parle plus d'entreprise ; on parle d'émergence. Une émergence est un projet - économique, socioéconomique, politique, ludique, artistique, culturel, scientifique ou sociétal - porté par un triumvirat et présenté sur la Toile afin d'y attirer toutes les ressources nécessaires : des talents, des envies, de l'argent, des locaux, des matériels, des ressources, des savoirs, etc …
Une fois ce stade de rassemblement achevé, l'émergence devient "communauté", animée par le triumvirat initial (du moins à ses début) et régulée par une "constitution" qui définit les droits et devoirs de chacun des membres de la communauté, les modalités d'entrée et de sortie de la communauté et les règles de bon fonctionnement de celle-ci. Cette "constitution" est assez proche de ce que, naguère, on appelait les Statuts de l'entreprise ou les Constitutions des Etats.
Chaque communauté est vue comme un réseau de porteurs de ressources (et surtout, bien sûr, de ressources immatérielles : talents, compétences, savoirs, savoir-faire, expérience, capacités diverses). Elle fonctionne comme tel, animée par un entrepreneur passionné, par un expert virtuose et par un gestionnaire optimisateur.
Sa seule vitrine est son site sur la Toile. Elle gère, avec soin son intranet et son extranet qui, ensemble, constituent ses publics préférentiels.
Elle travaille en collaboration étroite avec une foule d'autres communautés, au sein de réseaux de niveaux supérieurs, régis, eux aussi, par des chartes de partenariat fixant droits et devoirs de chacun au sein d'un projet collectif.
Conclusion
Franchement, malgré les affres de la "grande catastrophe" qui fut, à la voir après coup, une "grande libération" et une "grande bénédiction", je préfère, et de loin, vivre en 2054 qu'en 2014 !
Je vous attends déjà là-bas.
A très vite !
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