Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Qu'est-ce que l'ennui ?

Me poser la question : "qu'est-ce que l'ennui ?" à moi qui ne me suis jamais ennuyé de ma vie, relève de la gageure. Mais ...

La crise pandémique qui a tourneboulé et endeuillé l'Europe de février à mai, a impliqué une grande vague de confinement dont on a dit qu'elle impliquait l'ennui. Est-ce à dire que l'ennui serait synonyme d'isolement ou de solitude ? A moi qui trouve les humains terriblement ennuyeux, la thèse me paraît étrange. Tout au contraire : moins je rencontre d'humains, moins je suis ennuyé ! Ce sont eux qui m'ennuient !

 

Quelques citations …

De Michel Eyquem de Montaigne :

"Il se faut réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté, et principale retraite et solitude."

De Blaise Pascal :

"Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre."

De Daniel Defoe :

"Dans cette solitude, je pouvais être plus heureux que je ne l'eusse été au sein de la société et de tous les plaisirs du monde."

D'Aristote:

"Celui qui se suffit à lui-même est soit une bête, soit un dieu."

D'Arthur Schopenhauer :

"La solitude offre à l'homme intellectuellement haut placé un double avantage : le premier est d'être avec soi-même, et le second, de n'être pas avec les autres."

 

La question de l'ennui - lié, paraît-il, à la solitude - renvoie à la question de la nécessité de côtoyer les autres. A-t-on besoin des autres pour vivre pleinement ? pour connaître la Joie ?

Je ne le pense aucunement. La vraie vie et la vraie joie sont purement intérieures.

Chacun est le centre de son propre monde et, dans ce monde restreint, il y a quelques rares êtres chers, indispensables. Au-delà, il y a l'inépuisable joie de la Nature. Mais les "autres" n'y jouent, en fait, aucun rôle … sauf pour ceux qui s'ennuient avec eux-mêmes et dans leur monde probablement trop pauvre.

 

Nous voilà au cœur même de la question posée : la pauvreté de leur monde et leur incapacité de l'enrichir par eux-mêmes. Il faut alors la compagnie, le spectacle et le cirque des autres pour meubler le vide abyssal de l'existence de ceux qu'il faut bien appeler de leur véritable nom : les crétins. Et ils font légion.

 

Il me semble qu'il y a forte similitude entre le Roua'h biblique, le Pneuma stoïcien et le Qi taoïste : tous trois désignent le "souffle" universel qui énergise toutes les évolutions et qu'il faut apprendre à capter et à canaliser.

Cette énergie n'est pas celle que connaît la thermodynamique ; il s'agit d'une énergie mentale qui opère dans l'immatériel et qui alimente les désirs et les volontés, les courages et les passions.

L'ennui naît, sans doute, du tarissement de cette énergie-là.

 

"Tout ce qui existe dans le monde, a une finalité extrinsèque", prétend le stoïcisme.

Il faut approfondir : tout ce qui existe dans le monde, participe d'une intention globale et unique que chaque étant devrait s'approprier et faire sienne, à sa mode, selon ses capacités, afin qu'elle devienne sa vocation personnelle.

Cette intention/vocation, déjà devinée par Aristote sous le nom d'Entéléchie, deviendra le Conatus chez Spinoza ou le Destin (Fatum) chez Nietzsche.

Lorsque cette vocation, expression personnelle de l'intention universelle est vide, alors l'ennui triomphe.

 

Ou, plutôt, il existe une dialectique entre vocation et distraction. La plupart des gens ignorent qu'ils pourraient se découvrir leur propre vocation de vie en eux. Mais ils ne la cherchent pas et, bien sûr, ne la trouvent pas. Il ne leur reste alors que la distraction. Mais la source de toute distraction est hors d'eux, dehors. Donc quelqu'un qui n'a pas de vocation intérieure et qui n'a plus accès à ses distractions extérieures, est condamné à un ennui mortel : celui du vide radical : rien dedans et rien dehors.

Mais celui qui est habité par une vocation intérieure, ne connaît jamais l'ennui puisque sa vocation se cultive tout entière en lui-même et qu'il n'a besoin de rien ni de personne pour la cultiver avec délectation, joie et béatitude.

 

Tout ce qui existe et se passe en nous, existe et se passe dans le Tout puisque chaque partie n'est qu'un reflet, qu'une expression, qu'une manifestation du Tout.

Si je vis, c'est que la Vie se vit à travers moi.

Si je pense, c'est que l'Esprit se pense à travers moi.

Ce "je" est une "personne" c'est-à-dire un masque artificiel et superficiel, local et temporaire, derrière lequel la Vie et l'Esprit jouent leur rôle.

Si l'on prend conscience de son esprit et de sa vie comme manifestation de l'Esprit et de la Vie cosmiques, et que tout ce qui existe et arrive, existe et arrive aussi en soi, comment peut-il encore être question de s'ennuyer ?

 

Le vingtième siècle a été construit sur le triomphe du nihilisme et sur l'évacuation progressive mais radicale de toutes les dimensions spirituelles (je n'ai pas dit "religieuses") de l'existence.

L'humanisme (l'autre nom de l'anthropocentrisme) a mis l'homme au service de lui-même dans une atroce tautologie narcissique et nombriliste : hors lui-même, plus rien n'a de dignité, de respectabilité, de sacralité, de sainteté. L'homme s'est cru "maître et possesseur" de tout, selon le mot de Descartes. Et cela a naturellement abouti à Verdun, à Auschwitz, à Kolyma, à Bhopal, à Seveso. Tout a perdu sens et valeur. L'homme est devenu un zombie insensé qui fuit la réalité du Réel dans la "fête" ou l'amusement, dans la drogue ou l'alcool, dans le sexe ou la dépravation, dans l'idéologie ou la superstition … Et l'humain devint terriblement ennuyeux !

 

Il est temps que l'homme se reprenne en main, s'assume lui-même, conquière son autonomie, se donne une bonne raison de vivre au-delà de lui-même et se mette au service d'un vrai projet qui le dépasse. Sur ce chemin-là, nul ennui possible !

 

N'est beau ou bien ou vrai ou sacré que ce qui accomplit la vocation cosmique en soi.

Tout le reste n'est que distraction, donc gaspillage de vie. C'est là que niche l'ennui.

 

Marc Halévy pour "Recto-Verseau", mars 2020