Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Instruction, enseignement, éducation

Note à l'attention de Jean-Marie Clertan-Lapeyrère et de Luc Ferry.

Ma spécialité étant la science des processus complexes, c'est bien sûr par ce biais que je vais tenter d'aborder ce vaste et important problème qui, en nos temps de mutation paradigmatique, prend un tour quasi vital.

La construction d'un jeune d'homme, jusqu'à en faire un adulte digne de la plénitude du nom d'homme, est un processus complexe.

Le système éducatif est un système complexe.

La réforme des systèmes éducatifs est, lui aussi, un processus complexe.

Trois complexités d'ordres différents se nouent donc au cœur de notre problématique. Nous devrons donc les aborder successivement mais pas avant d'avoir tenté d'élucider un point : quelle est la finalité des systèmes éducatifs de l'avenir ?

Voici donc tracé le plan de cette petite note :

1.      Quelle est la finalité des systèmes éducatifs de demain ?

2.      Quels modèles fournit la science des processus complexes ?

3.      Le processus de construction d'un humain.

Quelle est la finalité des systèmes éducatifs de demain ?

Sans aller - même s'il le faudra bien un jour - mettre la philosophie à la question de "quel homme pour quel avenir ?", on peut ici se contenter de postuler que la raison d'être de tout système éducatif digne de ce nom est de faire grandir l'homme au départ des animaux humains qui naissent. Faire grandir l'homme, quelle que soit la perspective philosophique que l'on adopte, c'est d'abord le rendre autonome, le rendre capable de construire sa vie "vers le haut" en pleine conscience, en pleine intelligence, en pleine harmonie avec le monde, la nature et les autres.

Il y a , derrière ceci, bien évidemment, une composante spirituelle (bien laïque) indéniable. Il faut donc arriver à mettre en place de solides mécanismes d'autodéfense contre toutes les formes d'esclavage (même les plus dorés comme l'argent ou l'hyperconsommation) et toutes les formes d'idolâtrie (ce qui n'exclut aucunement la foi, religieuse ou pas).

Plus pratiquement, le monde qui vient est en complète rupture avec la Modernité héritée de la Renaissance qui avait fait sa rupture d'avec la Féodalité. Ce monde qui vient, qui est déjà bien là, est un monde noétique c'est-à-dire un monde dont les valeurs (tant économiques que politiques ou sociétales) viendront, plus que jamais, de la connaissance et de l'intelligence (Noûs en grec, d'où notre "noétique").

Les ressources matérielles sont toutes définitivement inscrites dans une logique de pénurie et de cherté. Force est donc de consacrer les efforts humains à l'exploration et à l'exploitation des univers immatériels offerts par toutes les formes de connaissances et d'intelligences. C'est de là qui viendront la prospérité et la joie de vivre de demain : dans l'être et le devenir et non plus dans l'avoir.

En conséquence, il faut préparer nos jeunes à cette économie immatérielle de la connaissance et de l'intelligence et les armer afin qu'ils ne soient pas, comme souvent aujourd'hui, relégués au rang d'handicapé culturel.

Quels modèles fournit la science des processus complexes ?

Sans bien sûr entrer dans les détails (je renvoie pour cela à mon livre "Un univers complexe" (Oxus; 2011) ou au site dédicacé www.sciences-complexite.eu ), les six axes de développement de tout processus complexe se projettent aisément sur le processus de développement mental d'un jeune humain. Ces six axes sont :

  1. La poursuite d'un projet de vie qui tend à réaliser la vocation profonde de l'individu en tenant compte de ses talents réels innés. Il s'agit, en somme, par le biais des talents, d'éveiller en chacun ce que Paolo Coelho, naguère, appelait sa "légende personnelle". De façon peut-être moins poétique, parlons d'accomplissement de soi et de recherche, au-delà des plaisirs et des bonheurs, d'une réelle joie de vivre dans l'épanouissement de ses potentiels les plus riches.
  2. La maîtrise des énergies internes afin, par ascèse et discipline, de la rendre efficiente au service de ce projet de vie (cfr. les arts martiaux issus de la culture taoïste). Il s'agit d'inscrire en chacun une logique de fécondité qui, à chaque instant de la vie, permette de resituer sa vocation profonde dans le champ des actions et décisions qui sont proposées ou imposées par tout ce qui nous entoure.
  3. Le développement, par accumulation de territoires cognitifs selon des critères de diversité et d'excellence (on ne peut rien cultiver ou construire sans posséder le terrain et les matériaux féconds nécessaires). Il est impossible de construire, de créer, d'inventer si l'on ne possède pas les matériaux de base qu'il faudra, ensuite, apprendre à assembler, à faire réagir entre eux afin que naisse le génie. Il n'y a pas d'intelligence sans mémoire.
  4. La construction d'une éthique comportementale (rien à voir avec les moralismes ou les idéalismes ou les idéologies, etc …) basée sur la frugalité dans tous les échanges avec le monde extérieur (les autres, la Nature). Apprendre donc que l'homme, que chaque homme, n'est ni le but, ni le centre, ni le sommet de l'univers et que l'humanité doit apprendre, au plus vite, à respecter ce monde qui nous dépasse et où tout est interdépendant de tout.
  5. L'élaboration d'architectures mentales élégantes sous le forme de langages riches (langues humaines, mathématiques, musique, grammaire des formes, …) et de méthodologies éprouvées (philosophie, apprendre à apprendre, maïeutique, théories et métathéories, etc …). Il faut apprendre, de plus, à dépasser la méthode analytique et réductrice cartésienne et l'enrichir de méthodologies complexes qui permettent d'aborder les problèmes et univers non mécaniques, par exemple en réhabilitant l'intuition, les langages métaphoriques et symboliques, les raisonnements par analogie, la résonance intellective, etc …
  6. La pratique d'une hygiène intellectuelle et mentale ayant pour objectif de lutter contre toutes les pollutions immatérielles que secrètent à l'envi nos sociétés mercantiles et idéologues, manipulatrices et immorales. Une hygiène construite sur des valeurs éternelles comme la noblesse, l'élégance, la simplicité (qui n'est jamais la facilité).

Les causes profondes de l'échec - et de la faillite prochaine - de nos actuels systèmes éducatifs, outre l'irréformabilité de l'Education nationale complètement sclérosée et phagocytée par l'esprit fonctionnaire et la syndicalisation absurde, sont, à mes yeux , quatre :

  1. Des six dimensions relevées ci-dessus, seule celle concernant les "territoires cognitifs" a été explorée dans la parfaite droite ligne des "têtes bien pleines" que conspuait déjà Montaigne, avec pour résultat des têtes bien vides et pas bien faites du tout. Tout le système est stérilisé par une obsession de "diplômisme" si j'ose ce néologisme.
  2. Les immenses dégâts du psychologisme et du pédagogisme ambiants qui, tous deux, plaident contre l'effort, la difficulté, le travail. Construire un cerveau est difficile. Croire en la facilité et faire croire ou laisser croire en la facilité est criminel. L'étude est une réelle ascèse ardue qui demande beaucoup d'effort et de travail, de courage et d'opiniâtreté. Il n'y a là aucune place pour les fainéants, les dilettantes, les jouisseurs ou les indifférents. Pour ceux qui n'auraient pas la passion du savoir, il faut réhabiliter et revaloriser les apprentissages des métiers manuels dont la société a impérativement besoin et qui sont en totale déshérence.
  3. L'égalitarisme omniprésent dans notre société pourtant élitaire (cfr. les grandes écoles, etc …) est catastrophique. Cette idéologie est non seulement contre nature (la biologie fabrique des intelligents et des débiles) mais, surtout, au nom du combat légitime contre les inégalités injustes (combat pour l'égalité des chances, par exemple), elle produit un total nivellement par le bas (il suffit de relire les rapports sur la montée de l'illettrisme, la marginalisation croissante des mathématiques ou l'effondrement du vocabulaire maîtrisé) et elle uniformise ce qui est la richesse d'une société complexe : les différences.
  4. Le centralisme étatique est la dernière source du désastre : toutes les structures pyramidales sont vouées à disparaître parce que trop rigides, trop lentes et trop lourdes en nos temps de complexification globale, de mosaïcisation sociétale et de démassification générale. Chaque établissement scolaire ou universitaire doit être considéré comme une entité autonome, insérée au sein de divers réseaux éducatifs nationaux ou régionaux, fédérés non par une administration commune, mais par un projet éducatif commun.

Le processus de construction d'un humain

De ce qui précède, on devrait inférer que les systèmes éducatifs futurs ne pourront remplir leur mission qu'en développant, concomitamment et profondément, les six axes décrits ci-dessus, sans se contenter d'un seul d'entre eux.

Six axes. Six sixièmes du temps des jeunes : question d'équilibre et d'harmonie globaux.

Talents, maîtrise, savoirs, éthique, méthodes, santé pourraient devenir les six mots-clés de cette école de demain, enfin débarrassée de tout psychologisme, de tout pédagogisme, de tout égalitarisme, de tout bureaucratisme, de tout étatisme.

Une école libérée pour faire grandir des femmes et des hommes libres.

Comme pédagogie, il n'en est que deux à employer parallèlement en équilibre mutuel : apprendre et travailler. Apprendre c'est-à-dire accumuler les meilleurs matériaux aussi variés que possible. Travailler c'est-à-dire mettre en œuvre ces matériaux dans la réelle construction de son mental. Dans les deux cas, il s'agit d'une haute discipline de l'effort et du courage, de la volonté et de la ténacité. Exit la "facilité". Exit le "apprendre en s'amusant". Exit le "interdit d'interdire".

La culture et la connaissance doivent se mériter car ce qui est facile n'a aucune valeur, ni aux yeux des autres, ni à ses propres yeux. Comment croire que l'on puisse désirer quelque chose qui ne vaut rien ? Si la connaissance est facile (80% au bac !), elle ne vaut rien et elle ne vaut donc pas la peine d'y consacrer du temps et de l'énergie.

Essai de conclusion

Je le confesse, je suis personnellement assez pessimiste quant à la possibilité de transformer aussi radicalement les systèmes éducatifs actuels officiels. Ils ne semblent réformables ni de l'intérieur (malgré les réelles prises de conscience de nombre d'enseignants, les structures décisionnelles et comportementales sont tellement paralysées par les jeux de pouvoir …), ni de l'extérieur (ni les gouvernants, ni les parents n'ont la moindre possibilité de casser l'omniprésence archaïque et totalitaire des syndicats).

Force est donc de croire en la mobilisation militante de la société civile pour susciter l'émergence de nouveaux réseaux éducatifs, découplés de l'Education Nationale, d'initiative purement citoyenne et privée. Cela se passe déjà en France, mais surtout un peu partout ailleurs en Europe.

Marc Halévy, 7 Février 2011

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