Hegel
L'aventure philosophique de Hegel commence par la prise de conscience profonde de l'identité du sujet et de l'objet, de l'en-soi et du pour-soi. Ces dipôles kantiens sont balayés puisque résolus dans l'Esprit (l'Esprit cosmique, s'entend, dont tout ce qui existe, sujets et objets, ne sont que des manifestations particulières). La "Phénoménologie de l'Esprit" relate le parcours que fait la "Conscience locale" pour atteindre et rejoindre cet "Esprit global" qui est source et origine de tout ce qui existe, de cette Conscience locale y compris.
J'ai établi, ailleurs, que la Conscience n'est rien d'autre que le lieu de la confrontation et de dissipation des tensions entre les quatre pôles de l'esprit (Mémoire, Volonté, Sensibilité et Intelligence dont les propensions sont souvent divergentes). Ce sont précisément ces tensions ( leur existence et leur "raison d'exister") qui mettent sur la voie de l'Esprit qui les dépasse en les intégrant.
Alors s'instaure une nouvelle dialectique : celle qui met face à face (sans nécessairement les opposer) la Conscience personnelle et l'Esprit cosmique, et qui en induit le devoir moral de celle-là à se mettre au service de celui-ci (comme la vague est au service du mouvement de l'océan). La pleine réalisation de ce devoir moral et de ce service transcendantal, n'est autre que le "Savoir absolu", la Gnose. La Conscience, conformément à la rationalité de l'Esprit, développe, alors, la Raison humaine qui en est, à la fois, le reflet et l'expression.
Une fois établie la notion d'Esprit cosmique comme source et origine de tout ce qui advient et devient, surgit l'idée centrale de la Logicité de cet Esprit, de sa rationalité profonde, de sa cohérence tant spatiale (l'organisation gigogne des systèmes intriqués) que temporelle (la consistance logique de l'histoire universelle).
Il faut, donc maintenant, préciser l'idée de "Savoir absolu" comme aboutissement de la montée de la Conscience personnelle vers l'Esprit cosmique. C'est tout l'objet de la "Science de la Logique". Hegel aborde ici toutes les catégories fondatrices de la Logicité de l'Esprit cosmique.
Le "Savoir absolu" est un système tautologique, d'une totale cohérence et indépendance intrinsèques. Ce qui fait le critère de vérité du système hégelien, c'est qu'il englobe et dépasse tous les autres ; nul besoin de réfuter quoique ce soit.
Le Savoir repose sur trois piliers : l'Être, l'Essence et le Concept :
- L'Être s'oppose dialectiquement au Néant et la résolution de cette bipolarité est le Devenir : rien n'est, mais tout advient et devient. Comme pour Héraclite d'Ephèse, le processualisme dépasse et englobe tout objectalisme.
- L'Essence exprime "ce qui advient" ou "ce qui devient" : elle les qualifie (spécifie leurs qualité) et ne peut les qualifier que par comparaison à d'autres advenants et devenants. Hegel propose trois catégories spécifiantes : la qualité, la quantité et leur synthèse : la mesure. L'Essence est une reconstruction par l'Esprit de l'apparence de ce qui advient, une reconstruction a-posteriori, une requalification de ce qui est déjà advenu. Le Réel ne pouvant être comparé – donc qualifié – qu'à lui-même, à ses états holistiques successifs, sa seule "Essence" est sa propre évolution. Qu'est-ce que le Réel ? La totalité de ce qui advient et devient : Devenir pur, évolution pure. Mais son Essence, c'est aussi et surtout la "raison d'exister" du Réel. Ainsi explose aussi l'opposition kantienne entre phénomène et noumène qui se résout en ceci que tout ce qui existe n'est que manifestation : il n'existe aucune "chose-en-soi" hors le Réel pris comme un tout dont l'Essence (ce qu'il manifeste) est la Substance (ce qui le fonde).
- Le Concept résout la dialectique entre Essence (ce qui est manifesté) et Substance (ce qui fonde la manifestation) en exposant la logique du Devenir. Le Concept est la "vérité" de la Substance. Et cette vérité, Hegel l'affirme en tant que "liberté nécessaire". Puisque le Réel ne connaît aucun "extérieur", il ne peut qu'être sa propre détermination à devenir ; c'est en cela que se fonde sa liberté (mais peut-il devenir ce qu'il veut s'il n'est le siège d'une Volonté ? – Ce pas de l'intentionnalisme, Hegel ne le franchira pas ; c'est Nietzsche qui le franchira en posant le principe de la "Volonté de Puissance").
Mais la liberté, si elle veut être constructive, doit se doter d'une discipline (d'une ascèse, donc) c'est-à-dire d'une méthode, d'un impératif d'ordre et de cohérence, donc d'une Logicité.
Vient donc la découverte que cette Logicité est d'essence dialectique c'est-à-dire un processus de dissipation permanente des tensions induites par des bipolarités (des "contradictions") immanentes et inhérentes à l'Esprit même.
L'Esprit cosmique, ainsi, devient Vie cosmique.
Dans la suite de son œuvre, Hegel applique son "système" de pensée à différents domaines de la sphère humaine :
- la cosmologie : la cosmologie est la Science au sens le plus pur du terme ; elle est la "philosophie de la Nature" ; elle doit viser à extraire le Concept (la Substance, la Logicité, l'Essence) de l'ensemble de la manifestation du Réel,
- l'anthropologie : Hegel signale la charlatanerie de ces conjectures que l'on appelle, encore aujourd'hui, les "sciences humaines" et revient à ceci que l'esprit et la vie des humains ne sont que des manifestations de l'Esprit et de la Vie cosmiques, procédant des mêmes schèmes, des mêmes principes et des mêmes logicités (l'humain n'est en rien spécifique),
- l'esthétique : l'art (considéré comme une activité assez dérisoire) doit rendre sensible la réalité du Réel, dans tout ce qu'elle a de sacré et de sublime et il doit exacerber les facultés créatrices des humains (l'idée du "Beau" ne vient qu'ensuite).
- la religion : les religions parlent de l'Esprit qu'elles assimilent à Dieu ou au Divin et se développent dans diverses dimensions : théologiques, rituéliques, mystiques, … Pour Hegel, les religions sont des idéologies ; il les regarde d'un œil moniste, voire panenthéiste,
- la socialité (y compris l'Etat et le Droit) : ce que Hegel nomme, si malencontreusement, "l'Etat" ne correspond ni aux administrations, ni aux institutions, ni aux gouvernements, mais à l'Egrégore collectif d'une communauté humaine, expression et manifestation de l'Esprit cosmique au travers de cette communauté,
- l'histoire : l'histoire humaine est un processus comme les autres, soumis à la même logicité, à la même rationalité et à la même dialecticité que tous les autres ; l'histoire réelle est tout au-dessus de l'histoire événementielle qui n'est qu'anecdotique ; en homme du 19ème siècle (siècle des revendications à la libération et à l'émancipation), Hegel voit dans la quête de liberté, le moteur rationnel de l'histoire des humains, mais il faut corriger : le moteur de l'histoire humaine est l'accomplissement de l'Esprit.
Ce qu'il faut retenir de tout ce voyage au sein du système hégélien, c'est le Devenir et la Rationalité au service de l'Esprit, au service de l'accomplissement de l'Esprit cosmique au travers et au moyen de toutes ses manifestations et émanations (dont l'humain qui, hors de là, n'a ni sens, ni valeur).
Marc Halévy
Physicien, philosophe et prospectiviste
Le 03/10/2020