Prospective en matière de "ressources humaines"
Marc Halévy, dans quel monde vivons-nous ?
Nous vivons une mutation profonde de logique économique. Le milieu économique global connait une transformation profonde que nous appelons une bifurcation systémique, semblable à la métamorphose d'une chenille en papillon : c'est le même animal, mais ses deux structures anatomiques et ses deux logiques de vie sont radicalement différentes. Le passage de l'une à l'autre est douloureux et délicat, souvent dangereux même. C'est encore ce que nous vivons : le passage d'une logique économique (industrialisation, financiarisation, standardisation) à une tout autre logique économique (qualité, durabilité, créativité).
De plus, notre monde se complexifie puisque le nombre de ses acteurs (les hommes les entreprises, les marchés) a considérablement augmenté en quelques décennies, et parce que, surtout, la quantité, l'intensité et la fréquence des interactions entre ces acteurs a cru exponentiellement avec la globalisation, la mondialisation et l'émergence d'Internet.
C'est d'ailleurs l'explication profonde des turbulences que nous connaissons aujourd'hui et dont les crises passées et, surtout, à venir, ne sont que les manifestations superficielles. Avec la globalisation, la mondialisation et l'internetisation, la complexité globale du système "économie mondiale" a connu un saut quantitatif et qualitatif énorme. Ce saut, inéluctable et irréversible, je l'ai appelé la révolution noétique, la révolution économique et culturelle liée à la prolifération inouïe de la connaissance (noûs en grec) et de l'intelligence globales.
Aujourd'hui déjà et plus encore demain, la valeur des entreprises, de leurs produits et de leurs services, viendra de l'intelligence que l'on y injecte(ra).
Comment évoluera le monde du travail dans les vingt prochaines années?
Les deux problèmes majeurs du monde du travail sont ceux de la pénurie des intelligences et de l'inadéquation du salariat.
La pénurie des intelligences est déjà effective dans de nombreux métiers - notamment les métiers manuels qui ont été dévalorisés et où l'intelligence des mains s'est grandement perdue. Nos systèmes éducatifs sont totalement obsolètes : les enseignants sont, majoritairement des fonctionnaires syndiqués, ignorant tout du monde réel. Ils sont incapables de préparer nos jeunes à affronter un monde aux logiques radicalement neuves, aux technologies radicalement autres, aux valeurs radicalement transformées, aux modèles radicalement différents.
Le salariat fut une invention du début du 20ème siècle pour répondre à la logique du travail industriel. Il est fondé sur la rémunération forfaitaire d'un quota fixé d'heures de présence. Cette formule n'est pas mauvaise pour un travail routinier, répétitif, productif en atelier ; elle est totalement inadaptée aux travaux intellectuels, créatifs, imaginatifs, souvent réalisés hors horaire, dans d'autres lieux que le "bureau" traditionnel, à domicile même. Les notions d'heure de présence, de durée hebdomadaire de travail et de productivité quantitative sont tout simplement absurdes dès lors que l'on parle de production de valeur par les intelligences des métiers. Les idées viennent quand elles veulent ou quand elles peuvent, mais rarement pendant les "heures de bureau". De plus, le prix d'un repas préparé par Joël Robuchon ou Alain Ducasse n'a absolument rien à voir avec le temps de travail nécessaire à sa réalisation.
La fonction RH est une de celles qui a le plus évolué en entreprise, ces dernières années. Comment va-t-elle encore évoluer à l'avenir?
En un mot, la fonction RH n'aura qu'une seule finalité : l'optimisation de l'intelligence collective et individuelle dans l'entreprise. Toute la part administrative (paie, contrats, licenciements, juridismes, relations syndicales, etc …) sera de plus en plus massivement sous-traitée ou externalisée : sa valeur ajoutée est nulle.
En face, de plus en plus, les porteurs d'intelligence(s) se réapproprieront leur fond de commerce. Ils refuseront d'être salarié et préfèreront devenir des indépendants, à moins qu'on ne leur propose de devenir associés. Nous sommes entrés dans une économie postindustrielle où le capital stratégique des entreprises n'est plus sa finance, mais son intelligence. Les besoins en capitalisation fondent comme neige au soleil. La vieille formule de la société anonyme, parfaite pour des activités capital intensive, ne convient plus pour des activités people intensive. Les entreprises de demain seront toutes construites sur le modèle du réseau et non plus sur celui de la hiérarchie pyramidale. Les formules de type coopérative, association momentanée, mutuelle, association de fait, association sans but lucratif (donc sans service de dividendes) deviendront des standards.
On comprend bien que la fonction RH n'y joue plus du tout le même rôle : de gestionnaire de temps de travail, elle devient chasseresse et stimulatrice d'intelligences. Il faut d'urgence faire exploser les usines à gaz fonctionnaires, syndicales, administratives et juridico-légales. Le droit social n'a plus aucun sens : nous ne sommes plus dans une logique patron/employé mais dans une logique de partenariats permanents. Pour la fonction RH, cela change tout. Evidemment.
Certains disent: "HR is dead". Y a-t-il des risques? Lesquels?
En quelque sorte, oui : "HR is dead". Du moins cette RH administrative ou pseudo-psy qui est née dans les années 1980. Les porteurs d'intelligence de demain - et on le voit clairement dans les comportements des générations montantes, les 18-30 ans - n'auront plus jamais la même relation au travail que leurs ainés. Ils attendent de l'entreprise un revenu élevé immédiat, une grande autonomie, une reconnaissance de leurs intelligences et un augmentation permanente de leur employabilité. Le reste, tout le reste, ils s'en fichent comme d'une guigne. L'entreprise qui les emploie - non comme salarié, mais comme free lance - n'est pas leur entreprise. Elle est un lieu, une opportunité. Ils ne lui sont attachés par rien. Et ils ont raison : les paternalismes plus ou moins cachés, plus ou moins honteux, n'ont plus aucun sens. Cela n'exclut nullement ni la passion pour un métier, ni l'affectio societatis … cela exclut par contre les vieilles valeurs d'abnégation, de dévouement, de fidélité, de loyauté, etc … Le travail n'est plus et ne sera plus jamais une valeur morale ou moralisatrice.
Si je suis le PDG d'une entreprise où la capital stratégique numéro un, loin devant tous les autres, est l'intelligence, jamais je ne délèguerais sa gestion à quelque collaborateur, DRH ou autre, que ce soit. Ce sera ma préoccupation quotidienne majeure à moi, et à moi seul.
Quels seront les principaux chantiers pour le DRH dans 5 ans? Dans 10 ans? Dans 20 ans?
Au risque de me répéter, j'en vois essentiellement deux, mais ils ne sont pas minces : devenir chasseur et stimulateur d'intelligences, et sortir du carcan infernal du couple "salariat/droit social". Cela prendra du temps, surtout pour le second. Une génération y sera bien nécessaire et l'on parle, là, d'horizon 2030. La juridisation et la contractualisation du travail n'ont plus aucun sens. Un collaborateur livrera un résultat et non plus des heures de présence. Le droit commercial est suffisant pour organiser ce genre de livraison. Il faut évacuer toutes les vieilleries industrielles comme le CE, la délégation syndicale, le CSHE. Les porteurs d'intelligence n'ont pas besoin qu'on les défende puisque ce sont eux qui sont définitivement les maîtres du jeu.
Par contre, du point de vue sociétal, un immense problème se dessine déjà et deviendra colossal dans les 5 à 10 ans qui viennent : ce seront ces cohortes de non intelligents pour lesquels il y a de moins en moins d'emplois possibles, pour lesquels l'employabilité frise le zéro absolu. Que pourra-t-on faire de tous ces handicapés culturels ? Que fera-t-on, à l'ère de l'économie de la connaissance et de l'intelligence, des 17% d'illettrés adultes qui courent les rues ? Les assistanats mis en place en période d'abondance par les Etats-providence cesseront bientôt puisque ces Etats sont en faillite et endettés jusqu'au dessus des oreilles pour des décennies. Il n'y a déjà plus de solidarité globale, chacun choisissant, à juste titre, d'être solidaire avec ceux qui lui sont les plus proches. Il y aura donc des légions de laissés-pour-compte qui formeront un quart monde totalisant de l'ordre de 20 à 25% de la population adulte totale.
Que conseiller aux DRH pour les aider à réinventer leur rôle, leur métier à l'avenir?
La plupart des DRH que je côtoie, développent deux types de compétence dont l'avenir n'aura plus besoin.
D'un côté, il y a toutes ces compétences juridiques et administratives liées au cœur même du système ancien : le contrat d'emploi et tous ses effets et dégâts collatéraux.
De l'autre, il y a toutes ces pseudo compétences "psy" qui se déclinent en coaching, en accompagnement, en motivation, en qualité de vie au travail, en wellness management, en soutien psychologique, en techniques et pratiques du dialogue, etc … Vous l'avez compris, le porteur d'intelligence est un être adulte et responsable de lui, qui n'a nul besoin de ces fadaises.
Par contre, le grand point faible de beaucoup de mes amis DRH est leur mauvaise compréhension de ce que "intelligence" veut dire. Permettez-moi donc une définition fidèle à l'étymologie.
L'intelligence, au sens le plus riche et le plus profond, est l'art de la reliance : reliance des savoirs pour en faire émerger des connaissances, reliance des données pour en faire émerger des idées, reliance des actes pour en faire émerger des œuvres, reliance des hommes pour en faire émerger des communautés, reliance des intentions pour en faire émerger des projets, reliance des comportements pour en faire émerger de la valeur.
Le DRH de demain sera avant tout un agitateur d'intelligences, un stimulateur de projets, un facilitateur de communautés.
De quoi devront-ils moins s'occuper à l'avenir? De quoi devront-ils davantage s'occuper ?
S'occuper moins de social, de juridique, de syndical, et s'occuper plus d'intelligence.
Une interview de Marc Halévy (Nathalie Gobbe, journaliste pour RH Tribune) 9/11/2010