Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Vivre-bien et bien-être

Article paru dans la revue suisse "Recto-Verseau"
Philosophie, vivre-bien, reliance et résonance … et Nietzsche, bien sûr …

 

Le tour de force de Pythagore a été de faire passer les mathématiques qui sont un pur produit de l'Imaginaire humain, pour le fondement caché et absolu du Réel. Le langage était devenu la chose. Ce tour de force est subtil car il est incontestablement beaucoup plus facile de manipuler les produits de son imagination que la réalité du Réel. D'où la tentation et la tentative pythagoriciennes …

Mais y a-t-il une alternative ? Tout concept, mathématique ou non, n'est-il pas un produit imaginaire ? Dire le Réel est-il possible, quel que soit le langage vernaculaire, scientifique ou artistique utilisé ? Dire le Réel est-il souhaitable ? Ne vaudrait-il pas mieux vivre le Réel c'est-à-dire approfondir sans cesse la reliance et la résonance avec lui, sans plus passer par aucun langage ?

 

La philosophie, la science et tous les arts seraient alors épuisés, sans objet, vides de tout. Il faudrait y renoncer … Ne plus penser mais vivre !

N'est-ce pas, au fond, l'attitude zen ? Il n'y a rien à dire. Il n'y a rien à penser. Il y a à vivre en reliance et en résonance profondes avec le Réel tel qu'il est et tel qu'il va.

L'art du vivre-bien - qui est toute la pratique philosophique comme amour vécu de la sagesse réelle - reviendrait, alors, à expérimenter et à approfondir les moyens de reliance et de résonance que l'on porte en soi et qui sont latentes. Et cela seulement … Le bien-être du corps et de l'âme en étant la conséquence.

 

Mais alors, ne pourrait-on pas recycler la philosophie, la science et les arts comme des ascèses de reliance et de résonance au même titre que la méditation zen ? Le problème lié au concept n'est alors plus sa vérité, mais son efficace vécue en termes, précisément, de reliance et de résonance avec le Réel et, donc, de vivre-bien et de bien-être.

 

La meilleure définition de la noétique, comme étude et pratique de l'intelligence , n'est-elle pas, précisément, cet art vécu de la reliance et de la résonance avec le Réel tel qu'il est et tel qu'il va ?

La philosophie, alors, devient une des branches de la noétique, comme les sciences et les arts, comme la méditation ou la prière, comme la joie ou la contemplation.

Elle devient, comme ses consœurs, un intense effort pour entrer en reliance et en résonance avec le Réel en vue du vivre-bien et du bien-être. Cet effort se fonde sur des concepts produits par l'Imaginaire au départ des matériaux perçus, sur des montages logiques, dialectiques ou analogiques, mais toujours anagogiques, sur des dynamiques processuelles de mises en concordance, empiriques ou esthétiques. Voilà qui distingue la philosophie des autres disciplines du vivre-bien et du bien-être.

 

Mais "relier", n'est-ce pas, en fin de compte, "aimer" ?

Et si l'on sait que l'on ne peut jamais aimer quoique ce soit si l'on se déteste soi-même, la première des reliances du vivre-bien et du bien-être, c'est de s'aimer soi tel que l'on est vraiment, tel que l'on devient vraiment.

Et ce soi qu'il faut aimer, cela s'appelle son propre destin. Amor fati, enjoignait Nietzsche ! Amour de ce destin, de cette âme que l'on porte, c'est-à-dire de cette idiosyncrasie, de cette vocation et de cette mission qui fait que l'on est soi et pas un autre.

Si la philosophie est l'amour de la sagesse, et si la sagesse est l'art du vivre-bien, alors toute la philosophie se ramène à cette pensée de Nietzsche inspirée de Pindare[1] : "Deviens ce que tu es et fais ce que toi seul peut faire".


Marc Halévy, 4 janvier 2014, pour la revue "Recto-Verso", février 2014 



[1] Pindare disait précisément ceci : "Puisses-tu devenir qui tu es en l'apprenant" (Genoi oios essi mathôn ).