Qui sera le "nous" de demain ?
Tout le problème sociétal de notre époque vient de l'incompréhension crasse d'une loi thermodynamique fondamentale qui, pour tout système, assigne un objectif d'harmonie optimale entre deux "forces" contradictoires : la force d'intégration qui vise à maximiser l'entropie (donc l'uniformité, l'homogénéisation, la dilution) et la force d'individuation qui vise à maximiser la néguentropie (donc la diversité, l'hétérogénéisation, la concentration).
Il ne s'agit pas de choisir l'une ou l'autre de ces deux voies. Il s'agit de trouver les structures dissipatives qui réduisent à leur minimum les tensions au sein du système.
La modernité, depuis les "Lumières" ne jura que par la voie intégrative : humanisme, universalisme, multiculturalisme, internationalisme, républicanisme, laïcisme, démocratisme, égalitarisme, droit-de-l'hommisme, humanitarisme, antiracisme, etc …
Mais notre époque, lassée sans doute par ce déséquilibre idéologique et consciente des dégâts terribles causés par cet entropisme délétère (l'entropie, lorsqu'elle triomphe, engendre la déliquescence, la désagrégation, la dégénérescence, la décadence et la mort), a initié un retour de balancier vers une individuation forte qui se cherche : individualisme, nombrilisme, narcissisme, différencialisme, spécisme, tribalisme, communautarisme, nationalisme, xénophobie, isolationnisme, quête d'identité personnelle ou nationale, etc …
Au point qu'aujourd'hui, ces deux pôles deviennent les symboles d'une incompatibilité idéologique grave et d'une quasi guerre civile entre apologie entropique (bien-pensance boboïste, surtout à gauche) et salut néguentropique (réaffirmation d'une identité, surtout à droite).
Or, il s'agit d'un faux débat. Les deux forces sont absolument indispensables conjointement : ni dilution ni repli sur soi, ni "moi" ni "nous", ni individuation intégrale ni intégration totale.
C'est de la dialectique entre la force d'individuation et la force d'intégration que vient la puissance d'évolution de l'homme. A tous les niveaux.
Le problème est maintenant de définir une base positive pour construire cette nouvelle individuation qui doit, nécessairement, émerger pour pallier les inexcusables excès, depuis deux siècles, d'une intégration, imposée idéologiquement, mais si stérilisante et castratrice.
Et lorsqu'il s'agit de refonder quelque chose d'essentiel, le réflexe est d'aller rechercher les modèles d'antan. En l'occurrence : l'individu pur, ou la famille, ou la tribu, ou le village ou quartier, ou la bande, ou la secte, ou la classe sociale, ou la nation, ou la langue, ou la race, ou la religion, etc … Tout cela est obsolète !
Bref : il faut redéfinir, de façon adéquate et compatible avec la mutation paradigmatique en cours, la cellule communautaire de référence pour l'avenir, en se souvenant que la notion d'appartenance a complètement changé de nature depuis la révolution numérique et l'avènement de la Toile.
Quel sera mon "prochain" (celui qui m'est proche) demain ? Tous les hommes ? Non ! La solidarité universelle est une dilution entropique qui a montré ses mortelles limites, surtout dans un monde dominé par une logique de pénuries de ressources.
A force de confondre intimité et promiscuité, la répugnance de l'autre a monté de quelques crans … et l'agressivité et l'animosité qui l'accompagnent, aussi.
Un homme n'est ni un loup pour l'homme, ni le frère de tous les hommes.
Qui donc sera mon prochain ? D'abord, celui que j'ai choisi pour tel. La Toile permet de se libérer des "contraintes de civilité" auxquelles obligeaient la proximité géographique du même village, du même quartier.
Qui fera, demain, partie de mon monde ? Ceux que j'aurai choisis, soit. Mais encore ?
L'exemple de l'Union Européenne est assez typique. L'Europe des Nations est une catastrophe. Mais la continentalisation techno-économique étant une réalité, une autre Europe devra émerger sous la forme d'un réseaux de bassins socioéconomiques cohérents, où les Etats-nations n'auront plus aucun rôle.
Mais qu'est-ce qu'un "bassin socioéconomique cohérent" ?
Revoilà posée la question de fond : quelles seront les vrais critères d'appartenance et donc de fédération, d'engagement, d'implication et de mutualisation pour demain ?
Qu'est-ce qui sera "précieux" ?
Quelles vont être les structures intermédiaires entre une humanité globalisée (mais ni mondialisée, ni américanisée) et l'individu libéré (mais ni isolé, ni déifié) ? Il me paraît clair que ces structures intermédiaires ne seront pas politiques : les Etats-Nations ne font déjà plus recette que pour quelques archaïques momifiés. Mais pas seulement : en abolissant l'espace et le temps, la révolution numérique rend insuffisantes et parfois obsolètes, les structures collectives fondées sur la géographie et/ou sur l'histoire. Ce n'est plus ni dans le lieu, ni dans le folklore qu'il faudra espérer ancrer les appartenances de base de demain.
Même les appartenances culturelles fondées essentiellement sur les collectivités linguistiques ne seront plus fondamentales : avec l'avènement prochain des traducteurs automatiques fiables, la langue elle-même ne sera plus un vrai critère de différenciation.
En revanche, les appartenances spirituelles ont le vent en poupe.
Classiquement, ces collectivités spirituelles prennent la forme de religions ou d'idéologies qui, on le sait depuis longtemps, sont des facteurs d'affrontement, d'intolérance et de violence. Elles prendront dès lors d'autres formes et rassembleront ceux qui sont animés d'une foi commune quant au sens à donner à l'humanité. C'est la vision commune que l'on a ou aura de la finalité et de la fin de l'homme, qui déterminera les appartenances structurantes de la vie collective de demain. Une forme d'anti-laïcisme radical, en somme.
Marc HALEVY, avril 2017